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des rapports de l’intuitif et de l’abstrait

est le point d’appui de tous les concepts. Il n’y a en revanche de connaissance réelle, c’est-à-dire immédiate, que la seule intuition, la perception de quelque chose de nouveau. Mais maintenant les concepts, que forme la raison, et que conserve la mémoire, ne peuvent jamais être tous présents à la fois dans la conscience ; il n’y en a qu’un très petit nombre seulement. Au contraire, l’énergie avec laquelle nous synthétisons tout le présent de l’intuition, ce présent dans lequel est contenu virtuellement et se représente toujours l’essence même de toutes choses, — cette énergie, dis-je, s’empare de la conscience en un instant, et la remplit de toute sa puissance. Voilà pourquoi l’homme de génie l’emporte infiniment sur l’érudit. Il y a le même rapport entre l’un et l’autre qu’entre le texte d’un ancien classique et son commentaire. En dernière analyse, toute vérité et toute sagesse résident réellement dans l’intuition. Mais cette intuition, il est très difficile de la saisir et de la communiquer aux autres. Les conditions objectives requises à cet effet apparaissent claires et pures de tout mélange, aux yeux de chacun, dans les arts plastiques et plus immédiatement dans la poésie ; mais il y a aussi des conditions subjectives, qu’il n’est pas toujours donné à tous de réaliser, et même qui, portées au plus haut degré de la perfection, sont le privilège de quelques-uns. Seule la connaissance bâtarde, la connaissance abstraite, celle des concepts, peut se communiquer immédiatement, sans condition. Elle n’est que l’ombre de la véritable connaissance. Si l’intuition pouvait se communiquer, la communication en vaudrait la peine ; mais en définitive, nous ne pouvons sortir de notre peau ; il faut que nous restions enfermés chacun dans notre crâne, sans pouvoir nous venir en aide les uns aux autres. Enrichir le concept par l’intuition, c’est le but constant de la philosophie et de la poésie. Cependant l’homme en général n’a que la pratique en vue pour cela, il suffit que les choses, une fois saisies dans l’intuition, laissent des traces en lui ; qu’un cas semblable se représente, il le reconnaît grâce à ces traces ; il devient prudent. Aussi l’homme du monde ne peut-il enseigner sa science, qui est toute d’expérience. Il l’exerce, voilà tout. Il a une vue juste des choses, et sa conduite s’y adapte. Ni les livres ne sauraient remplacer l’expérience, ni la science, le génie et cela pour la même raison c’est à savoir que l’abstraction ne peut remplacer l’intuition. Les livres ne remplacent pas l’expérience, parce que les concepts restent toujours généraux, et partant ne descendent pas au particulier, qui est l’essence même de la vie. Ajoutons que tous les concepts viennent de ce qu’il y a de particulier et d’intuitif, dans l’expérience, et que par conséquent il faut avoir appris à la connaître d’abord, pour comprendre seulement les idées générales, que suggèrent les livres. L’érudition ne rem-