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doctrine de la représentation abstraite

profond, la stupéfaction qui pétrifie, en disant « Il était comme une statue » Cervantès, lui, dira « Comme une statue habillée, car le vent faisait flotter ses vêtements » (Don Quichotte, V, vi, cap. 19). C’est ainsi que tous les grands esprits n’ont jamais pensé qu’en présence de l’intuition, et qu’à chacune de leurs pensées, ils y tiennent leurs yeux fermement attachés. On reconnait ce fait, entre autres caractères, à ce que les plus différents d’entre eux se rencontrent si souvent dans le détail ; c’est qu’ils parlent tous de la même chose, qu’ils ont tous sous les yeux : le monde, la réalité intuitive. Et même, d’une certaine façon, ils disent tous la même chose, et le commun des hommes ne les croit jamais. On s’en aperçoit à ce qu’il y a de frappant, d’original, d’exactement conforme aux choses elles-mêmes, dans l’expression qu’ils en donnent, et tout cela vient de l’intuition ; on s’en aperçoit encore à la naïveté du style, à la nouveauté des images, à la justesse frappante des comparaisons ; ce sont là, sans exception, les caractères de toutes les grandes œuvres ; et c’est là aussi ce qui manque à tous les ouvrages médiocres. Aussi les écrivains ordinaires n’ont-ils à leur disposition que des tournures banales et de pauvres images ; jamais ils ne se permettent d’être naïfs, sous peine de révéler au grand jour leur platitude, dans ce qu’elle a de plus lamentable. Ils aiment mieux être précieux. Buffon a bien raison de dire : « Le style est l’homme même ». Lorsque des esprits ordinaires se mêlent de poésie, ils n’ont à nous donner que des idées conventionnelles, imposées par la tradition, c’est-à-dire prises in abstracto ; leurs passions et leurs nobles sentiments sont aussi de cette espèce. Ils les prêtent aux héros de leurs poèmes, qui ne sont de la sorte que de simples personnifications de leurs idées, c’est-à-dire en une certaine façon des abstractions ; ils sont fades et ennuyeux. Quand ces gens-là se mêlent de philosopher, ils prennent quelques concepts bien abstraits, qu’ils tiraillent en tous sens, comme s’il s’agissait d’équations algébriques, dans l’espoir qu’il en sortira quelque chose. Tout au plus s’aperçoit-on qu’ils ont tous lu la même chose. Malheureusement, on a beau jongler ainsi avec des idées abstraites, les traiter comme des équations algébriques (c’est ce qu’on appelle aujourd’hui de la dialectique), on n’arrive pas aux résultats positifs de la véritable algèbre ; car ici le concept représenté par le mot n’est pas une grandeur fixe et déterminée, comme celles que désignent les caractères algébriques. C’est quelque chose de flottant, qui est susceptible de recevoir une foule de sens, d’être étendu ou restreint. A le prendre exactement, toute pensée, c’est-à-dire toute combinaison de concepts abstraits, n’a tout au plus pour matière que des souvenirs d’anciennes intuitions. Ou même ce lien de l’intuition et de la pensée peut n’être qu’indirect, en tant que l’intuition