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des rapports de l’intuitif et de l’abstrait

elles de nouveaux rapports puis déposer le tout dans des concepts, pour le posséder plus sûrement, voilà qui est augmenter sa science. Seulement, tandis que tout le monde peut comparer entre eux des concepts, il n’est donné qu’à quelques-uns de confronter ces concepts avec l’intuition. Cette dernière opération exige, suivant qu’elle est plus ou moins parfaite, de l’esprit, du jugement, de la pénétration, du génie. Quant à la première, il n’est. jamais besoin, pour s’en acquitter, que de raisonner juste. La substance même de toute vraie connaissance est une intuition ; aussi c’est d’une intuition que procède toute vérité nouvelle. Toute pensée, à l’origine, est une image ; c’est pourquoi l’imagination est un outil si nécessaire de la pensée ; les têtes qui en sont dépourvues ne font jamais rien de grand, sinon en mathématiques. Au contraire, des pensées purement abstraites, qui n’ont pas un noyau intuitif, ressemblent aux jeux des nuages : cela n’a pas de réalité. Un écrit ou un discours, que ce soit une dissertation ou un poème, a pour premier but d’amener le lecteur à l’intuition même d’où l’auteur est parti. Si ce but est manqué, l’ouvrage ne vaut rien. C’est précisément pourquoi l’observation de la réalité, dès qu’elle apporte quelque chose de neuf à l’observateur, est plus instructive que tout ce qu’on peut lire ou entendre. Car, si nous y réfléchissons, nous verrons que toute vérité et toute sagesse est contenue dans le réel, que dis-je ? nous verrons qu’il renferme le dernier secret des choses. Ce secret ne se trouve que dans le concret, comme l’or dans le minerai. Il ne reste plus qu’à l’en tirer. Avec un livre au contraire, on n’a jamais qu’une vérité de seconde main, à condition encore que l’on tombe bien et cela n’arrive pas toujours.

Dans la plupart des ouvrages, dont le contenu empirique est absolument nul (je ne parle pas de ceux qui sont franchement mauvais), il y a sans doute de la réflexion, mais il n’y a rien de vu. L’auteur est parti du raisonnement, non de l’intuition, pour écrire ; et c’est pour cela qu’il est médiocre et ennuyeux. Car tous ses raisonnements, le lecteur avec un peu de peine aurait pu tout au moins les faire à sa place ; ce ne sont que des idées sensées, ou la déduction immédiate de principes contenus implicitement dans le thème adopté. Avec cette méthode, on n’apporte au monde aucune idée vraiment nouvelle ; car il y faudrait l’éclair de l’intuition, l’aperception immédiate d’un nouveau côté des choses. Mais lorsque, au contraire, la pensée d’un auteur repose immédiatement sur l’intuition, c’est comme s’il révélait un pays où le lecteur n’a jamais pénétré c’est la nouveauté dans toute sa fraîcheur ; c’est quelque chose qui sort directement de la source même de toute connaissance. Voici un exemple bien facile et bien simple de la différence que je veux marquer ici. Un écrivain ordinaire croira exprimer l’étonnement