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doctrine de la représentation abstraite

dans nos pensées et nos mots peut entrer tout ce qu’il est possible d’imaginer, c’est à-dire le faux, l’impossible, l’absurde et l’insensé. Comme la raison appartient à tous et le bon jugement à quelques-uns, il en résulte que l’homme est livré à toutes les illusions. On lui fait accepter les chimères les plus invraisemblables qui, agissant sur sa volonté, le poussent à des travers et à des folies de toute sorte, aux extravagances les plus inouïes et aux actes les plus contradictoires avec sa nature animale. La culture proprement dite, à laquelle concourent la connaissance et le jugement, ne peut être donnée qu’à quelques-uns, et ne peut être reçue que d’un plus petit nombre encore. Elle est remplacée, pour le plus grand nombre, par une sorte de dressage ; ce dressage se fait par l’exemple, la coutume, et surtout par l’habitude qu’on a d’imprimer de très bonne heure et très fortement dans les cerveaux humains, certaines notions qui précèdent l’expérience, l’entendement et le jugement, en un mot tout ce qui pourrait détruire cette œuvre d’éducation. Ainsi se greffent certaines notions, qui, par la suite, sont aussi solides, aussi rebelles à tout essai de rectification, que des idées innées ; si bien que certains philosophes s’y sont trompés. Sur ce terrain, il est aussi facile d’inculquer aux hommes le raisonnable que l’absurde, par exemple de les habituer à n’approcher telle ou telle idole, que pénétrés d’une horreur sacrée, et, à son seul nom, à se prosterner dans la poussière non seulement en chair, mais encore en esprit ; à sacrifier leurs biens et leur vie à un mot, à un nom, à la défense des plus aventureuses chimères ; à respecter infiniment ceci ou à mépriser profondément cela ; à se priver de toute nourriture animale, comme dans l’Hindoustan, ou à dévorer les membres encore chauds et palpitants d’un animal vivant, comme en Abyssinie ; à manger des hommes, comme en Océanie ; à sacrifier des enfants à Moloch ; à se mutiler soi-même, à se jeter volontairement dans le bûcher d’un mort ; en un mot, on peut inculquer ainsi tout ce qu’on veut. De là les croisades, les sectes fanatiques, les flagellants, les millénaires, les persécutions, les auto-da-fés, et tout ce qui contribue à grossir les annales des folies humaines. Et que l’on ne croie pas qu’il faille aller chercher de tels exemples dans les siècles les plus barbares je vais en citer de tout récents. En 1818,7.000 millénaires partirent du Wurtemberg pour les environs du mont Ararat, parce que c’était là que devait commencer le nouveau royaume de Dieu, dont le principal apôtre était Jung Stilling[1]. Gall raconte que, de son temps, une femme tua et fit rôtir son enfant, pour guérir avec sa graisse les rhumatismes de son mari[2]. Le côté

  1. Journal d’Illgens pour la théologie historique, 1839,1er fasc., p. 182.
  2. Gall et Spurzheim, Des dispositions innées, 1811, p. 253.