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doctrine de la représentation abstraite

langue moderne une expression tout autre, et prendre une forme très différente. Ajoutons que la grammaire plus parfaite des langues anciennes permet une disposition plus artistique et plus achevée des idées et de leurs rapports. Aussi un Grec et un Romain pouvaient-ils toujours se contenter de leur langue maternelle. Mais quiconque ne comprend qu’un de nos patois modernes ne tardera pas à s’apercevoir de son indigence, soit qu’il écrive ou qu’il parle sa pensée est attachée à de pauvres formes stéréotypées ; elle tombe raide et monotone. Le génie seul peut surmonter cet obstacle comme il surmonte tout. Shakspeare en est un exemple.

J’ai dit, dans le chapitre ix de mon premier volume, que les mots d’un discours sont parfaitement compris, sans être accompagnés dans notre tête de représentations intuitives ou images’: c’est ce que Burke a fort bien montré, et déduit tout au long dans son livre Inquiry in to the Sublime and Beautiful (p. 5, sect. 4 et 5). Seulement il en tire la conclusion fausse, que nous entendons les mots, que nous les percevons et les employons, sans y attacher la moindre représentation (idea) ; alors qu’il aurait dû conclure, que toutes les représentations (ideas) ne sont pas des images intuitives (images), mais que celles qui doivent être désignées par des mots sont de purs concepts (abstract notions), et que ceux-ci, par leur nature même, ne sont pas intuitifs. Les mots ne suggérant que des concepts généraux qui différent profondément des représentations intuitives, les auditeurs d’un même récit perçoivent des concepts identiques ; mais lorsqu’on veut ensuite se représenter l’événement, l’imagination de chacun y glisse une image, qui diffère sensiblement de la vraie, laquelle n’existe que pour le témoin oculaire. C’est pour cela surtout (quoiqu’il y ait encore d’autres raisons) qu’un fait est toujours dénaturé en passant de bouche en bouche ; le second narrateur introduit dans le récit des concepts nouveaux que lui fournit son effort pour se représenter intuitivement ce qu’il a lui-même entendu ; le troisième s’en fait une représentation moins exacte encore qui se traduit à son tour en concepts, et ainsi de suite. Une imagination, assez sèche pour s’en tenir aux concepts qu’on lui aurait suggérés, et n’aller pas plus loin, serait un rapporteur des plus fidèles.

La meilleure et la plus raisonnable déduction sur l’essence et la nature des concepts, que j’aie rencontrée, se trouve dans Thomas Reid, Essays on the Power of human mind (Vol. 2, essay 5, ch. 6). Elle a été critiquée et désapprouvée depuis par Dugald Stewart, dans sa Philosophy of the human mind. Comme je ne veux pas dépenser inutilement du papier pour lui, je me borne à dire qu’il est un de ces nombreux individus, dont le renom immérité s’explique par la faveur de l’amitié ; je ne puis que conseiller à mes