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doctrine sur la représentation abstraite

leurs actes, c’est une certaine innocence, au rebours de l’activité humaine, où l’intelligence et la réflexion tuent l’innocence de la nature. Aussi la marque de la conscience humaine, c’est la faculté de combiner ; l’absence de cette faculté et partant la grande place laissée à l’impulsion du moment, telle est au contraire la caractéristique de l’activité animale. Aucun animal, en effet, n’est capable d’une combinaison proprement dite. Combiner et exécuter ses combinaisons, c’est là le principe exclusif de l’homme, et un privilège d’une haute importance. Sans doute un instinct, comme celui des oiseaux de passage ou des abeilles, et même un désir persistant, une aspiration qui dure, comme celle du chien qui cherche son maître absent, tout cela peut donner l’illusion de la faculté de préméditation ; mais on ne doit pas confondre l’un avec l’autre. En dernière analyse, tous ces faits se ramènent au rapport qu’il y a entre l’intelligence humaine et l’intelligence animale, — rapport qui peut ainsi s’énoncer : Les animaux n’ont que la connaissance immédiate, tandis que nous autres, nous avons en outre la connaissance médiate ; et ici se retrouve l’avantage que le médiat a sur l’immédiat, en une foule de choses, comme par exemple la trigonométrie, la géométrie analytique, la mécanique remplaçant le travail manuel, etc. Aussi pouvons-nous dire encore : Les animaux n’ont qu’une intelligence simple, tandis que la nôtre est double : outre l’intuition, nous avons la pensée, opérations qui sont souvent indépendantes l’une de l’autre : nous voyons une chose, et nous en pensons une autre ; et qui souvent aussi se confondent. Là-dessus on comprendra mieux ce que j’ai voulu dire par la franchise et par la naïveté originelles des animaux, que j’ai opposées à l’hypocrisie des hommes.

Cependant le principe natura non facit saltus n’est point tout à fait contredit par notre théorie de l’intelligence animale, quoique l’écart entre l’intelligence de l’homme et celle des animaux soit le plus considérable qu’ait commis la nature dans la production des divers êtres. Tous les jours, nous apercevons avec étonnement des traces de réflexion, de raison, d’intelligence des mots, de pensée, de combinaison, de délibération, chez les plus parfaits d’entre eux. L’éléphant surtout en a donné des preuves frappantes, cet animal dont l’intelligence très développée peut s’augmenter et se développer encore par l’expérience d’une vie qui atteint quelquefois deux cents ans. Cette préméditation, qui nous surprend toujours au plus haut point chez les animaux, l’éléphant en a donné des signes non équivoques, qui ont été conservés dans des anecdotes bien connues. Il y a surtout celle du tailleur, qui fut puni par un de ces animaux, pour l’avoir piqué d’une aiguille. Je veux encore citer comme pendant à cette anecdote un fait qui ne doit pas tomber dans l’oubli, parce qu’il a l’avantage d’avoir été confirmé par une