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doctrine sur la représentation abstraite

particuliers ne sauraient être localisés. Car la foule infinie d’objets et d’événements semblables ou analogues qui remplissent le cours de notre existence ne saurait reparaître immédiatement pour nous, dans une intuition particulière ; notre mémoire, ni notre temps ne pourrait y suffire : aussi ne pouvons-nous conserver toute cette expérience qu’en la subsumant sous des concepts généraux, c’est-à-dire en la ramenant à un nombre relativement restreint d’idées qui la résument, et grâce auxquelles il nous est loisible d’embrasser, dans un cadre ordonné et suffisamment large, toute l’étendue de notre passé : nous ne pouvons en évoquer intuitivement que quelques scènes ; encore n’avons-nous qu’une conscience tout abstraite des années qui se sont écoulées depuis et du contenu de ces années, — au moyen de concepts de choses et d’objets, qui représentent, avec leur contenu, les années et les jours. Au contraire, la mémoire des animaux et tout leur intellect est limité à l’intuition, et consiste uniquement en ce fait, qu’une impression renaissante s’annonce comme s’étant déjà produite, l’intuition présente ne faisant que rafraîchir les traces d’une intuition antérieure. Le souvenir, chez eux, n’est donc possible que grâce à une intuition actuellement présente. Mais celle-ci réveille la sensation précise que le phénomène antérieur avait produite. Aussi le chien reconnaît-il les personnes qu’il a déjà rencontrées ; il distingue un ami d’un ennemi, reconnaît le chemin qu’il a une fois parcouru, les maisons qu’il a visitées, et la vue d’une écuelle ou d’un bâton le met aussitôt dans l’état d’esprit correspondant. C’est en utilisant cette mémoire intuitive et la grande force de l’habitude chez les animaux, qu’on arrive à les dresser. Mais cette éducation est aussi différente de celle de l’homme, que l’intuition de la pensée. Il y a aussi pour nous des cas où la mémoire nous refuse son service, et où nous en sommes réduits à cette réminiscence purement intuitive. Il nous est alors loisible d’apprécier la différence de l’une et de l’autre par notre propre expérience. Par exemple, quand nous rencontrons une personne, que nous reconnaissons, sans pouvoir nous rappeler où et quand nous l’avons vue ; ou bien quand nous visitons un endroit, où nous nous sommes trouvé étant enfant, c’est-à-dire à un âge où la raison est encore inculte ; nous l’avons totalement oublié ; mais l’impression que nous en avons est présente à nous comme quelque chose de déjà perçu. Tous les souvenirs des animaux sont de cette espèce. Il faut ajouter cependant que, chez les plus intelligents, cette mémoire purement intuitive ne va pas sans un certain degré d’imagination, qui la corrige et la complète à plus d’un égard. C’est grâce à elle que le chien est hanté de l’image de son maître absent, qu’il le désire, et qu’il se met à le chercher partout, si son absence se pro-