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sur la connaissance a priori

un effet sans cause) ; si maintenant tout effet était contemporain de sa cause, il faudrait, dans le temps, rejeter l’effet sur sa cause, et alors une chaîne aussi longue qu’on voudra de causes et d’effets ne saurait remplir un moment de la durée, à plus forte raison une durée infinie : la totalité des causes et des effets tiendrait en un instant. Ainsi donc, si l’on suppose que l’effet et la cause sont simultanés, il faut réduire le cours du monde à un simple moment. On démontre de même qu’une feuille de papier doit avoir une épaisseur, autrement le livre, qui en est formé, n’en aurait aucune. Préciser l’instant où la cause cesse et où l’effet commence, est dans presque tous les cas une chose difficile, et souvent impossible. Car les modifications (c’est-à-dire la succession des phénomènes) constituent un continuum, comme le temps qu’elles remplissent, et sont, comme lui, divisibles à l’infini ; mais leur série est aussi nécessairement déterminée et aussi reconnaissable que les instants de la durée eux-mêmes, et chacune d’elles s’appelle effet par rapport à la précédente et cause par rapport à la suivante.

Un changement ne peut se produire dans le monde matériel, qu’autant qu’il est immédiatement précédé d’un autre : tel est le véritable contenu de la loi de causalité. Mais il n’y a aucun concept dont on ait plus abusé en philosophie que celui de la cause, et cela grâce au stratagème ordinaire, ou à l’erreur, qui consiste à en accroître l’extension par la pensée abstraite, à en étendre la généralité. Depuis la scolastique, et plus exactement depuis Platon et Aristote, la philosophie n’a été en grande partie qu’un long abus des concepts généraux, comme par exemple la substance, le principe, la cause, le bien, la perfection, la nécessité, etc. Cette tendance des esprits à opérer avec des concepts aussi abstraits et d’une extension aussi démesurée, se retrouve toutes les époques : peut-être provient-elle d’une certaine paresse de l’intelligence, qui trouve trop pénible de contrôler perpétuellement la pensée par l’intuition. Peu à peu ces concepts trop étendus sont employés à peu près comme des signes algébriques, et, comme eux, introduits partout à tort et à travers ; d’où vient que la philosophie n’est plus qu’un art de combiner, une manière de calcul qui, comme toute opération numérique, n’occupe et n’exige que des facultés inférieures. Que dis-je ? Elle dégénère en une véritable hâblerie ; nous en avons eu le plus détestable modèle dans cette Hégélerie abrutissante, qui n’a pas reculé devant la pure insanité. Mais la scolastique, elle aussi, est souvent tombée dans la hâblerie. Même les Topiques d’Aristote, — recueil des principes très généraux, très abstraits, qu’on peut employer pour disputer le pour ou le contre, dans les cas les plus différents, et qu’on a toujours à sa disposition, — ce livre lui-même résulte d’un