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sur la connaissance a priori

j’ai substitué cette preuve à celle de Kant, après avoir montré que celle-ci est inexacte. L’exposé détaillé et complet de l’importante question que nous ne faisons qu’effleurer ici, c’est-à-dire du caractère à priori de la loi de causalité, et de l’intellectualité de l’intuition empirique, se trouve dans la seconde édition de mon traité sur le principe de Raison, § 21 : j’y renvoie, pour ne pas répéter ici ce que j’ai dit dans cet ouvrage. Là, j’ai distingué aussi nettement que possible la simple sensation de l’intuition d’un monde objectif, et j’ai découvert l’abîme qu’il y a entre les deux ; on ne peut le franchir qu’à l’aide du principe de causalité. Encore son emploi suppose-t-il celui de deux formes, qui lui sont étroitement unies, l’espace et le temps. C’est seulement la réunion de ces trois formes qui donne la représentation objective. Que la sensation — c’est-à-dire ce qui est pour nous le point de départ de la perception — résulte de la résistance que rencontre le développement de notre force musculaire, ou qu’elle provienne d’une impression lumineuse sur la rétine, d’une impression sonore sur le nerf acoustique, en somme c’est tout un : la sensation n’est jamais qu’une donnée pour l’entendement, et l’entendement ne peut la percevoir que comme l’effet d’une cause différente d’elle. Cette cause, m’envisage comme quelque chose d’extérieur, c’est-à-dire qu’il la situe dans une forme inhérente à l’intellect avant toute expérience, dans l’espace, comme quelque chose qui occupe et qui remplit cet espace. Sans cette opération intellectuelle, dont les formes sont toutes prêtes en chacune de nous, nous ne pourrions jamais avec une simple sensation qui affecte notre périphérie, construire l’intuition du monde extérieur. Comment supposer en effet que le simple sentiment d’un obstacle enrayant un mouvement volontaire (fait qui se produit d’ailleurs dans la paralysie) nous permettrait d’y arriver ? Ajoutons encore, que, pour que nous cherchions à agir sur les objets extérieurs, ceux-ci doivent nécessairement avoir préalablement agi sur nous comme motifs. D’après la théorie en question, ainsi que je l’ai déjà fait remarquer dans l’ouvrage cité, un individu né sans jambes et sans bras n’aurait aucune notion du principe de causalité, et par conséquent du monde extérieur. Or il n’en est pas ainsi, et c’est ce que prouve un fait rapporté dans les Frorieps Notizen (1838 juin-novembre, 133) ; c’est une dissertation très complète avec gravure, sur une jeune Esthonienne, Eva Lauk, alors âgée de quatorze ans, et qui était née sans jambes et sans bras. L’opuscule se termine par ces mots : « D’après le témoignage de la mère, le développement intellectuel a été aussi prompt chez elle que chez ses sœurs ; elle a appris à juger aussi bien qu’elles de la grandeur et de l’éloignement des objets visibles, sans pouvoir pour cela se servir des mains. » (Dorpat, 1er mars 1838, Dr A. Hueck.)