Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 2, 1913.djvu/172

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
169
sur les sens

Que l’espace et le temps dépendent du sujet, et ne soient que les manières dont s’accomplit dans le cerveau le processus de l’aperception objective, c’est ce que démontre déjà suffisamment l’impossibilité absolue pour la pensée de s’abstraire de l’espace ou du temps, tandis qu’il est très facile de négliger tout ce qu’on se représente d’eux. La main peut tout laisser échapper excepté elle-même. Cependant je vais éclaircir ici par des exemples et des considérations les dernières preuves données par Kant à l’appui de cette vérité, non pas pour répondre à de sottes objections, mais pour l’utilité de ceux qui plus tard auront à enseigner la doctrine de Kant.

« Un triangle rectangle dont les côtés sont égaux », ne renferme aucune contradiction logique car isolément, les prédicats ne détruisent pas le sujet, et ne sont point inconciliables l’un avec l’autre. C’est seulement quand on veut construire ce triangle dans l’intuition pure, qu’on s’aperçoit de l’incompatibilité des éléments. On ne doit pas, pour cela, y voir de contradiction : sans quoi toute impossibilité physique, même révélée seulement après des siècles, en serait une aussi, par exemple un métal composé d’éléments, ou un mammifère ayant plus ou moins de sept vertèbres cervicales, ou des cornes et des incisives chez le même animal[1]. Seule, l’impossibilité logique constitue une contradiction ; il n’en est pas de même de l’impossibilité physique et de la mathématique ; équilatéral et rectangle ne se contredisent pas (dans le carré ces deux éléments sont réunis), et aucun d’eux n’est en contradiction avec le triangle. C’est pourquoi l’incompatibilité des concepts cités plus haut ne peut jamais être reconnue par un acte pur et simple de la pensée, mais elle ressort uniquement de l’intuition, et cette intuition se passe de l’expérience et de tout objet réel elle est purement mentale. C’est là-dessus encore que se fonde cette proposition de Giordano Bruno, proposition qu’on peut trouver aussi chez Aristote : « Un corps infiniment grand est nécessairement immuable ». Elle n’a pas besoin de s’appuyer sur l’expérience, ni sur le principe de contradiction, puisqu’il s’agit d’une chose qui ne peut être donnée dans aucune expérience, et que les concepts infiniment grand et mobile ne se contredisent nullement l’un l’autre. Seule l’intuition pure montre que le mouvement exige un espace en dehors du corps, et que la grandeur infinie n’en laisse aucun. Veut-on réfuter maintenant le premier exemple tiré des mathématiques ? on ne peut dire qu’une chose : c’est que les notions de celui qui juge du triangle sont plus ou moins complètes ; si elles

  1. Il semble qu’on ait tout à fait abandonné l’opinion que le paresseux tridactyle a neuf vertèbres cervicales. Cependant Owen le présente encore ainsi (Ostéologie comparée, p. 405).