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CHAPITRE III
SUR LES SENS

Je n’ai pas l’intention de répéter ce que d’autres ont déjà dit : je n’apporte ici que des considérations isolées et d’un genre tout particulier sur les sens.

Les sens ne sont que des prolongements du cerveau ; c’est par eux qu’il reçoit du dehors, sous forme de sensation, la matière dont il va se servir pour élaborer la représentation intuitive. Ces sensations, qui devaient servir principalement à la composition objective du monde extérieur, ne pouvaient être par elles-mêmes ni agréables, ni désagréables, c’est-à-dire qu’elles ne pouvaient émouvoir la volonté. Autrement la sensation même solliciterait notre attention, et nous en resterions à l’effet, au lieu de remonter à la cause, ce qui est ici le but ; et cela grâce à la préférence que nous accordons à la volonté, aux dépens de la représentation pure et simple nous ne nous référons à celle-ci, que lorsque celle-là se tait. Par conséquent, les couleurs et les sons ne nous procurent en eux-mêmes, s’ils ne dépassent pas la mesure normale, ni plaisir, ni douleur ; mais ils se produisent avec ce caractère d’indifférence qui en fait la matière propre de l’intuition proprement objective. Et c’est là effectivement ce qui se passe, autant du moins qu’il était possible dans un corps qui est entièrement Volonté, et à ce titre le fait est merveilleux. Physiologiquement, il provient de ce que, dans les organes les plus nobles, comme ceux de la vue ou de l’ouïe, les nerfs, qui ont à percevoir l’impression spécifique extérieure, ne sont pas capables de la moindre sensation douloureuse, et ne connaissent pas d’autre sensation que celle qui leur est spécifiquement propre, que celle en un mot qui sert à la perception pure et simple. Conséquemment la rétine, aussi bien que le nerf optique, est insensible à toute blessure, et il en est de même pour le nerf acoustique : dans ces deux organes, la douleur n’est éprouvée que dans les parties qui entourent le nerf sensoriel propre, et jamais dans le nerf lui-même. Pour l’œil, c’est surtout la conjonctive, et pour l’oreille, le conduit auditif. Il en est de même pour le cerveau, qu’on peut tailler directement par le haut, sans qu’il en éprouve la moindre sensation. C’est seulement grâce à cette indifférence par rapport à la volonté, que les sensations visuelles vont livrer à l’entendement