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théorie de la représentation intuitive

ment évalue la distance de l’objet, alors, dans ce cas de la vision, l’opération intellectuelle se produit avec une rapidité et une sûreté, qui comporte aussi peu de conscience que celle avec laquelle nous épelons en lisant ; ainsi le phénomène se dresse à nos yeux, comme si la sensation nous donnait immédiatement les objets. Cependant la coopération de l’entendement dans la vision, c’est-à-dire cet acte qui consiste à passer de l’effet à la cause, est aussi évidente que possible. Grâce à elle, une double perception, affectant les deux yeux, nous parait simple ; grâce à elle encore, l’impression qui s’effectue renversée dans le sens de bas en haut sur la rétine, par suite du croisement des rayons dans la pupille, est redressée, parce qu’elle remonte à sa cause, en refaisant le même chemin, dans la direction opposée ; ou, comme on dit, nous voyons les objets droits, bien que l’image en soit renversée dans notre œil. Enfin, c’est par la même coopération de l’entendement que nous apprécions, dans une intuition immédiate, la grandeur et la distance des objets, sur le témoignage de cinq données spéciales, que Thomas Reid a fort bien et fort clairement décrites. J’ai moi-même, en 1816, exposé tout cela, avec les preuves qui établissent d’une manière irréfutable le caractère intellectuel de l’intuition, dans mon travail Sur la vision et les couleurs (2° édition, 1834) quinze ans plus tard, ce travail a été corrigé et considérablement augmenté, dans la version latine que j’en ai donnée sous le titre de Theoria colorum physiologica eademque primaria ; elle a paru dans le IIIe volume des Scriptores ophtalmogici minores édités par Justus Radius. Mais le travail le plus complet et définitif se trouve dans la 2e édition de mon ouvrage Sur le principe de raison. J’y renvoie le lecteur, sur le sujet important qui nous occupe, afin de ne pas grossir davantage ces éclaircissements.

Cependant nous pouvons intercaler ici une remarque esthétique : grâce à ce caractère intellectuel de l’intuition, que nous avons bien établi, la vue d’un bel objet, d’un beau paysage, par exemple, est aussi un phénomène du cerveau. La pureté et la perfection du tableau ne dépendent pas simplement de l’objet, mais aussi de la nature même du cerveau, de sa forme et de sa grandeur, de la finesse de ses tissus, de l’intensité de son activité, qui est déterminée par l’énergie de la circulation dans ses artères. C’est pourquoi l’image perçue est très différente, suivant les têtes où elle tombe, quoique toutes aient des yeux également perçants, aussi différente que peuvent l’être entre elles la première et la dernière épreuve d’une gravure. De là vient l’aptitude très inégale des hommes à jouir des beautés de la nature, et, par suite, à les reproduire, c’est-à-dire à faire renaître le même phénomène cérébral, à l’aide d’une cause toute différente, comme des taches colorées sur une toile.