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sur la connaissance intuitive

pensée : quand nous lisons, ou quand nous écoutons, nous ne percevons que des mots, mais nous passons si rapidement aux idées qu’ils désignent, que c’est absolument comme si nous percevions directement les concepts ; car nous n’avons pas conscience du passage des mots aux idées. De là vient aussi bien souvent que nous ne savons pas dans quelle langue nous avons lu hier quelque chose dont nous nous souvenons aujourd’hui. Et cependant le passage a lieu chaque fois, et nous en avons bien le sentiment, quand par hasard il ne peut s’effectuer ; lorsque, par exemple, nous sommes distraits dans une lecture, et que tout à coup nous nous apercevons, que nous lisons des mots mais que nous ne pensons plus. C’est seulement quand nous passons de concepts abstraits à des signes figurés, que nous avons conscience de la transposition.

D’ailleurs, dans la perception empirique, cette inconscience, inhérente au passage de la perception à sa cause, n’existe que pour l’intuition, au sens le plus étroit de ce mot, c’est-à-dire dans l’acte de la vision ; au contraire, dans les autres perceptions, ce passage s’effectue avec plus ou moins de conscience, et partant, dans l’appréhension des quatre autres sens plus grossiers, nous en constatons directement et sur le fait la réalité. Dans les ténèbres, nous tâtons un objet en tous sens, jusqu’à ce que nous puissions, à l’aide des impressions diverses qu’il exerce sur nos mains, en construire la cause dans l’espace, sous une forme déterminée. Bien plus, lorsque nous sentons quelque chose de glissant, nous nous demandons pendant quelques instants, si nous n’avons pas, dans la main, quelque corps gras ou huileux. Entendons-nous un son, nous ne savons d’abord, si c’est une simple sensation interne, ou si c’est réellement une affection de l’ouïe venue du dehors, puis, si le son est lointain et faible, s’il est rapproché et fort, quelle en est la direction, enfin si c’est la voix d’un homme ou d’un animal, ou le son d’un instrument. L’effet étant donné, nous cherchons la cause. Dans les sensations de l’odorat et du goût, l’incertitude est constante sur le genre de la cause, à laquelle appartient l’effet éprouvé tant le passage de l’un à l’autre est conscient. Sans doute dans l’acte de la vision, le passage de l’effet la cause est inconscient, en sorte que c’est comme si cette espèce de perception était absolument immédiate, et se produisait d’elle-même dans l’impression sensible, sans coopération de l’entendement, mais la cause en est d’une part dans la perfection de l’organe, d’autre part dans le mode d’action exclusivement rectiligne de la lumière. Grâce à elle, la sensation nous fait remonter d’elle-même au lieu de sa cause, et comme l’œil est capable de percevoir avec la plus grande délicatesse, et cela en un instant, toutes les nuances de lumière et d’ombre, la couleur et le contour, de même que les données d’après lesquelles l’entende-