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critique de la philosophie kantienne

le mot, après avoir cédé sur la chose, ou bien qu’un malheureux professeur de philosophie garde devant ses yeux la crainte du Seigneur et veuille que « la vérité demeure la vérité », on n’en doit pas être dupe. Pour mesurer le service que Kant a rendu là, il faut avoir vu de près l’influence néfaste que les concepts de l’ancienne philosophie ont exercée, tant sur les sciences naturelles que sur la philosophie, chez tous les écrivains du xviie et du xviiie siècle, même les meilleurs. Dans les écrits allemands sur les sciences naturelles. il est frappant de voir combien, à partir de Kant, le ton et le fonds d’idées métaphysiques se modifient : avant lui on était encore au point où l’Angleterre en est aujourd’hui, — L’œuvre si méritoire de Kant s’attaque directement à la philosophie précédente. Avant lui, on se contentait d’observer, sans en approfondir l’essence, les lois du monde phénoménal ; on les élevait au rang de vérités éternelles, et par ce fait on faisait passer le phénomène pour la véritable réalité. Kant, en un mot, s’attaquait au réalisme, dupe obstinée et irréfléchie d’une illusion, et qui, dans toute la philosophie précédente, dans l’antiquité, pendant le Moyen-Âge et dans les temps modernes, avait maintenu sa souveraineté intacte. Sans doute Berkeley, continuant, sur ce point, la tradition de Malebranche, avait déjà reconnu ce qu’il y avait d’étroit et de faux dans le réalisme. Mais il était incapable de le renverser, car son attaque ne portait que sur un point particulier de la doctrine. Le grand point de vue idéaliste qui règne dans toute l’Asie non convertie à l’islamisme et en domine la religion même, c’était donc à Kant qu’il était réservé de le faire triompher en Europe et dans la philosophie. Avant Kant nous étions dans le temps ; depuis Kant c’est le temps qui est en nous, et ainsi de suite des autres formes a priori.

Cette philosophie réaliste, aux yeux de laquelle les lois du monde phénoménal étaient absolues et régissaient également la chose en soi, traita la morale aussi d’après les mêmes lois et par le fait elle lui donna pour fondement tantôt la théorie de la béatitude, tantôt la volonté du créateur, tantôt enfin l’idée de la perfection, idée qui en soi est absolument vide et dépourvue de contenu ; elle ne désigne en effet qu’une simple relation, laquelle ne tire de signification que de l’objet auquel elle se rapporte ; car « être parfait » ne signifie pas autre chose que « correspondre à un certain concept présupposé par ce mot et préalablement donné » ; il faut donc, avant tout, que ce concept soit posé, et sans lui la perfection n’est que comme un nombre sans nom, autrement dit un mot qui ne signifie rien. À cette objection l’on répondra peut-être que l’on fait intervenir implicitement le concept « humanité » ; le principe de la morale serait alors de tendre vers une humanité de plus en plus parfaite ; mais cela revient à dire simplement : « les hommes