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théorie de la représentation intuitive

ni saveur ; elle n’est ni chaude, ni froide, ni tendre, ni dure, ni rude, ni polie ; cependant elle reste étendue, figurée, impénétrable, immobile ou en mouvement, capable d’être mesurée ou comptée. Au contraire, chez Kant elle a perdu toutes ces dernières propriétés, parce qu’elles ne sont possibles que grâce au temps, à l’espace et à la cause, et que ces derniers principes procèdent de notre intellect, comme les couleurs, les sons, les odeurs, les saveurs, etc., des nerfs de notre organisme. La chose en soi est devenue, chez Kant, inétendue et incorporelle. Ainsi, ce que la sensation pure et simple livre à l’intuition, qui enferme le monde objectif, se rapporte à ce que livrent les fonctions du cerveau (espace, temps, cause) comme la masse du système nerveux à la masse du cerveau, après qu’on a séparé en elle la partie qui est affectée proprement à la pensée, c’est-à-dire à la représentation abstraite, et qui par conséquent manque aux animaux. Car si le système nerveux apporte à l’objet de l’intuition la couleur, la sonorité, la saveur, l’odeur, la température, etc., le cerveau apporte au même objet l’étendue, la forme, l’impénétrabilité, le mouvement, etc., bref tout ce qui est représentable au moyen du temps, de l’espace et de la causalité. Que la part des sens, dans l’intuition, comparée à celle de l’intellect, soit très mince, c’est ce que prouve la comparaison du système de nerfs destiné à recevoir les impressions du dehors avec ceux qui les élaborent ; d’ailleurs la masse des nerfs sensoriels de tout le système nerveux est relativement faible par rapport à celle du cerveau, même chez les animaux, dont la fonction cérébrale n’est pas à proprement parler de penser, mais de produire l’intuition, et chez lesquels cependant la masse cérébrale est considérable, comme chez les mammifères, où la fonction intuitive est le plus parfaite et cela, même en déduisant le cervelet, dont la fonction est de régler les mouvements du corps.

Sur l’insuffisance des données sensibles dans la production de l’intuition objective des choses, de même que sur l’origine non-empirique des intuitions d’espace et de temps, nous trouvons un témoignage très décisif, qui confirme, par voie négative, les vérités kantiennes, dans l’excellent livre de Thomas Reid, intitulé Inquiry into the human mind, first edition 1810. Il réfute la théorie de Locke, qui prétend que l’intuition est un produit des sens, en montrant d’une façon très saisissante et très nette, que les sensations, dans leur ensemble, n’ont pas la moindre analogie avec le monde connu par l’intuition, et qu’en particulier les cinq qualités primaires de Locke (étendue, forme, solidité, mouvement, nombre) ne peuvent absolument pas nous être données par la sensation. Il considère dès lors le problème de l’origine et du mode de production de l’intuition comme radicalement insoluble. Quoiqu’il ait absolument