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CHAPITRE II
SUPPLÉMENT A LA THÉORIE DE LA CONNAISSANCE INTUITIVE OU D’ENTENDEMENT

En dehors de toute réalité transcendentale, le monde objectif a une réalité empirique : sans doute l’objet n’est pas la chose en soi, mais c’est le réel, en tant qu’objet empirique. L’espace n’existe que dans ma tête ; mais empiriquement ma tête est dans l’espace. Sans doute encore la loi de causalité ne peut servir d’appui à l’Idéalisme, en formant une sorte de pont entre les choses en soi et la connaissance que nous avons d’elles, et par suite en confirmant la réalité absolue du monde, à la représentation duquel elle est employée ; mais cela ne supprime en rien le rapport causal des objets entre eux, ni celui qui existe évidemment entre le corps du sujet connaissant et les divers objets matériels. Toutefois la loi de causalité n’est qu’un lien entre les phénomènes ; elle ne les dépasse pas. Avec elle, nous sommes et nous restons dans le monde des objets, c’est-à-dire des phénomènes, ou proprement de la représentation. Mais la totalité de ce monde d’expérience, connu par un sujet qui en est la condition nécessaire, et ainsi conditionné par les formes spéciales de notre intuition et de notre appréhension, doit être rangée nécessairement parmi les simples phénomènes, et ne peut élever la prétention de représenter le monde des choses en soi. Le sujet lui-même (en tant que simple sujet connaissant) appartient au pur phénomène, dont il constitue la seconde moitié en le complétant.

Sans l’emploi de la loi de causalité, il ne pouvait y avoir d’intuition du monde objectif. Car cette intuition, comme je l’ai démontré, est essentiellement intellectuelle et non simplement sensible. Les sens ne donnent que la sensation, qui n’est pas encore l’intuition. Locke distinguait la part de la sensation, dans l’intuition, sous le nom de « qualités secondes » qu’il séparait avec raison de la chose en soi. Mais Kant, développant la méthode de Locke, distingua et sépara de la chose en soi tout ce qui appartient au cerveau dans l’élaboration de la sensation, et il se trouva alors qu’il fallait y comprendre tout ce que Locke avait attribué aux choses en soi comme « qualités primaires », l’étendue, la forme, la solidité, etc., si bien que pour Kant, la chose en soi se réduit à une inconnue, à un X. Chez Locke la chose en soi n’a ni couleur, ni son, ni odeur,