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le point de vue idéaliste

jamais en vue que leur fortune personnelle. Fichte est le père de cette philosophie de l’apparence qui, par l’ambiguïté des termes, par l’emploi de phrases incompréhensibles et de sophismes, cherche à faire illusion, à en imposer par je ne sais quel air d’importance et par suite à duper les gens avides de savoir cette méthode, après avoir été employée par Schelling, a atteint sa perfection avec le fameux système de Hegel où elle s’épanouit en charlatanisme. Nommer Fichte à côté de Kant, c’est prouver qu’on ne sait pas ce que l’on dit. En revanche, le matérialisme a sa justification. Il est aussi vrai de dire que le sujet connaissant est un produit de la matière que de dire que la matière est une simple représentation du sujet connaissant : seulement ce sont deux points de vue également étroits ; car le matérialisme est la philosophie du sujet qui s’oublie dans ses calculs. C’est pourquoi à cette hypothèse, que je suis une simple modification de la matière, doit s’opposer cette autre, que toute matière n’existe que dans ma représentation elle n’est pas moins fondée. La notion encore obscure de ces rapports semble avoir donné naissance à l’expression platonicienne υλη αληθινον ψευδος, materia, mendacium verax.

Le réalisme conduit, comme nous l’avons dit, au matérialisme. Car si l’intuition empirique nous montre que les choses en soi existent indépendamment du sujet connaissant, l’expérience nous fournit aussi l’ordre des choses en soi, c’est-à-dire l’ordre vrai et unique du monde. Mais cela conduit à supposer qu’il n’y a qu’une chose en soi, la matière, dont tout le reste n’est que la modification, attendu qu’alors le cours de la nature est l’ordre unique et absolu du monde. Tant que l’empire du réalisme fut incontesté, on lui opposa le spiritualisme pour échapper à de semblables conclusions, c’est-à-dire qu’on imagina une seconde substance en dehors et à côté de la matière, une substance immatérielle. Ce dualisme échappant à toute expérience, sans preuve, sans consistance, fut nié par Spinoza, et démontré faux par Kant, lequel le pouvait, ayant rétabli l’idéalisme dans ses droits. Car, avec le réalisme le matérialisme tombe de lui-même, le spiritualisme en étant regardé comme le contre-poids ; alors la matière, dans la nature vivante, n’est plus qu’un simple phénomène conditionné par l’Intellect, et qui n’a d’existence qu’en lui. Par conséquent, si le spiritualisme est une arme illusoire contre le matérialisme, c’est l’idéalisme qui est la bonne et l’efficace, parce qu’il met le monde objectif dans notre dépendance, et constitue le contre-poids nécessaire à la dépendance où nous sommes vis-vis de la nature. Le monde, dont la mort me sépare, n’était d’ailleurs que ma représentation. Le centre de gravité de l’existence retombe dans le sujet. Ce n’est plus, comme dans le spiritualisme, l’indépendance du sujet connaissant par