Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 2, 1913.djvu/149

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
146
théorie de la représentation intuitive

ce monde subjectif a en outre l’avantage de savoir que cet espace qui est là au dehors est infini ; il peut même indiquer à l’avance minutieusement, exactement, et sans examen préalable, l’ordonnance régulière de tous les événements qui peuvent s’y produire et qui n’y sont pas encore réalisés ; il peut l’annoncer même à l’égard de la succession dans le temps, et du rapport de la cause à l’effet, qui règle au dehors tous les changements. Tout cela, je pense, paraît assez absurde pour nous convaincre que ce monde objectif absolu, existant en dehors du cerveau, indépendamment de lui, et avant toute connaissance, ce monde que nous croyions pouvoir penser, n’est autre que le second, celui que nous connaissons subjectivement, le monde de la représentation, qui est le seul que nous puissions réellement penser. Aussi arrivons-nous tout naturellement à cette hypothèse que ce monde, tel que nous le connaissons, n’existe que par notre connaissance, uniquement dans la représentation, et non en dehors d’elle[1]. Conformément à cette hypothèse, la chose en soi, c’est-à-dire ce qui existe indépendamment de toute connaissance, est absolument différente de la représentation et de tous ses attributs, par conséquent de l’objectivité en général ce qu’est cette chose en soi, le second livre nous l’apprendra.

Mais la discussion engagée dans le chapitre V du Ier volume touchant la réalité du monde extérieur, roule sur une critique analogue de l’hypothèse d’un monde objectif et d’un monde subjectif, existant tous deux dans l’espace, et sur l’impossibilité résultant d’une telle hypothèse, d’établir un passage, et, pour ainsi dire, un pont de l’un à l’autre. En ce sens, j’ai encore à ajouter ce qui va suivre.

Le subjectif et l’objectif ne forment pas un continuum : la conscience immédiate est limitée par la périphérie, ou plutôt par les dernières ramifications du système nerveux. C’est là-dessus que repose le monde, dont nous ne savons rien, que par les images de notre cerveau. S’il existe en dehors de nous un monde, qui corresponde à celui-là, et dans quelle mesure ce monde est indépendant de notre représentation, toute la question est là. Le rapport entre les deux ne pourrait exister qu’au moyen de la loi de causalité ; car cette loi seule nous permet de passer de quelque chose de donné à quelque chose de tout différent. Mais cette loi elle-même doit d’abord justifier ses titres. L’origine doit en être objective ou sub-

  1. Je recommande au lecteur le passage suivant des Mélanges de Lichtenberg (Göttingen, 1801 ; vol. II, pp. 12 sq.) « Euler, dans ses Lettres sur divers sujets de philosophie naturelle, dit (vol. II, p. 228) qu’il tonnerait encore et qu’il ferait des éclairs, alors même que nul homme ne se trouverait là pour être foudroyé. C’est là une façon de parler tout à fait répandue, mais je dois avouer que je ne suis pas arrivé à la concevoir bien clairement. Il me semble toujours que le verbe être a été emprunté à notre pensée, et que là où il n’y a plus d’êtres sentants ni pensants, il n’y a plus rien qui soit. »