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le point de vue idéaliste

substrat dans une matière directement perçue et existant en soi. Ce point de vue si juste et si profond est toute la philosophie de Berkeley. Il s’est épuisé à l’établir.

Le véritable philosophe doit donc être idéaliste ; il doit l’être pour être vraiment sincère. Il est évident en effet que personne ne peut sortir de soi pour s’identifier immédiatement avec des choses différentes, et que tout ce dont nous sommes sûrs, tout ce dont nous avons une conscience immédiate, réside dans notre conscience. En dehors ou au-dessus d’elle, il ne peut y avoir de certitude immédiate ; celle qu’exige la science, pour appuyer ses premiers principes, est celle de la conscience. Le point de vue empirique est conforme à l’esprit des sciences, qui considère le monde comme existant absolument, mais non pas à celui de la philosophie, qui s’efforce de remonter au premier principe. La conscience seule nous est immédiatement donnée ; voilà pourquoi toute la philosophie est renfermée dans les faits conscients, c’est-à-dire pourquoi elle est essentiellement idéaliste. — Le réalisme, qui s’impose à l’entendement grossier, parce qu’il se donne comme positif, part en réalité d’une hypothèse gratuite, et n’est ainsi qu’un système en l’air : il passe sous silence ou il nie le fait fondamental, à savoir que tout ce que nous connaissons gît au sein de la conscience. Car affirmer que l’existence des choses est conditionnée par un sujet représentant, et par conséquent que le monde n’existe que comme représentation, ce n’est pas faire une hypothèse, ce n’est rien affirmer gratuitement, c’est encore moins émettre un paradoxe inventé pour les besoins de la cause. C’est la vérité la plus certaine et la plus simple, la plus difficile de toutes à saisir, précisément parce que c’est la plus simple, et que tout le monde ne pense pas assez pour remonter des choses aux premiers éléments de la conscience. Il ne saurait y avoir une existence objective absolue, une existence objective en soi : elle serait inconcevable ; car l’objectif, par son essence même, n’existe en tant que tel que dans la conscience d’un sujet ; il n’en est par conséquent que la représentation ; il n’est conditionné que par elle, et que par les formes de la représentation, lesquelles dépendent du sujet et non de l’objet.

Que le monde existe encore, sans sujet connaissant, c’est ce qui semble évident au premier abord ; on pense cela in abstracto sans se rendre compte de la contradiction qu’il y a au fond de cette proposition. Mais lorsqu’on veut réaliser cette idée abstraite, c’est-à-dire la ramener à une représentation intuitive, dont elle tiendrait (comme toutes les idées abstraites d’ailleurs) toute sa vérité et tout son contenu, et lorsqu’on cherche à s’imaginer un monde objectif, sans sujet connaissant ; alors on finit par se convaincre que ce qu’on imagine là est en réalité le contraire de ce qu’on se