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critique de la philosophie kantienne

sait point dans la volonté la chose en soi elle-même. Pourtant il a fait un grand pas vers cette découverte et il en a montré le chemin, lorsqu’il a représenté la valeur morale indéniable de l’action humaine comme étant sui generis et indépendante des lois du phénomène ; après avoir démontré qu’on n’en pouvait trouver dans ces lois la raison suffisante, il la posa comme quelque chose qui se rattache directement à la chose en soi. Tel est le second point de vue auquel il faut se placer pour apprécier ce que nous lui devons.

Nous pouvons lui attribuer un troisième mérite : c’est d’avoir donné le coup de grâce à la philosophie scolastique ; sous ce nom je pourrais comprendre en bloc toute la période qui commence à partir de saint-Augustin, Père de l’Église, et qui se termine précisément avec Kant. En effet, le caractère de la période scolastique est bien à coup sûr celui que Tennemann lui a si exactement attribué : c’est la tutelle exercée par la religion d’État sur la philosophie qui doit se contenter de confirmer, d’illustrer les dogmes capitaux que lui impose cette souveraine. Les scolastiques proprement dits, jusqu’à Suarez, l’avouent ingénument ; quant aux philosophes postérieurs, ils le font plus inconsciemment, tout au moins ils n’en veulent pas convenir. Généralement on fait finir la philosophie scolastique un siècle environ avant Descartes, et avec lui l’on prétend inaugurer une époque toute nouvelle de libre philosophie ; désormais, dit-on, la recherche philosophique est affranchie de toute religion positive. Mais en réalité Descartes ne mérite pas cet honneur, non plus que ses successeurs[1] ; avec eux la philosophie n’a qu’un semblant

  1. Il faut ici faire une exception en faveur de Giordano Bruno et de Spinoza. Ils se tiennent tout deux à l’écart et conservent leur quant à soi ; ils n’appartiennent ni à leur siècle ni à l’Europe ; du reste, ils ont eu pour toute récompense, l’un la mort, l’autre la persécution et l’outrage. En Occident ils vécurent malheureux et moururent jeunes, pareils à des plantes tropicales qu’on aurait importées d’Europe. Pour des génies de ce genre, la vraie patrie, c’était les bords sacrés du Gange : là, une vie sereine et honorée leur eût été réservée, au milieu d’intelligences sympathiques. — Dans les vers qu’il a placés au début du livre Della causa principio (livre qui le conduisit au bûcher), Bruno exprime en termes fort beaux et fort clairs à quel point il se sentait seul dans son siècle ; on y voit en même temps un pressentiment du sort qui l’attendait, pressentiment qui retarda même la publication de son ouvrage ; mais il céda vite à cette force irrésistible qui pousse les nobles esprits à communiquer aux autres ce qu’ils jugent être vrai. Voici ces vers :

    « Qui t’empêche de répandre tes fruits, esprit débile ? Il faut pourtant que tu les donnes à ce siècle indigne. La terre est couverte d’un océan d’ombre ; mais c’est à toi, ô mon olympe, de faire émerger ton front jusque dans la clarté de Jupiter. »

    (Ad partum prosperare tuum, mens ægra, quid obstat,
        Sæcto hæc indigno sint tirbuenda licet ?
    Umbrarum fluctu terras mergente, cacumen
        Attolle in clarum, noster olympe, Jovem.
    )

    Qu’on lise le grand ouvrage de Giordano Bruno, qu’on lise aussi ses autres ouvrages italiens, autrefois si rares, aujourd’hui mis à la portée de tous grâce à une édition allemande, et l’on trouvera, comme moi, que, parmi tous les philosophes, il est le seul qui