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le monde comme volonté et comme représentation

raison : il était nécessaire aussi, qu’après avoir montré l’incompatibilité qu’il y a entre l’existence même du monde et le concept de cause et d’effet, on fît voir ensuite que le monde, dans son essence, ne peut être considéré comme l’effet d’une cause dirigée par des motifs. Quand on songe à tout ce que la preuve physico-théologique a de spécieux (à tel point que Voltaire l’a considérée comme irréfutable), on voit combien il importait de démontrer que la subjectivité de nos perceptions, où Kant avait fait rentrer déjà le temps, l’espace et la causalité, s’étend aussi à nos jugements sur les objets de la nature, et que, par conséquent, la nécessité où nous sommes de penser ces objets comme soumis à des concepts de finalité, c’est-à-dire comme ayant existé dans une représentation avant d’exister réellement, est d’une origine aussi subjective que l’intuition de l’espace, — lequel nous apparaît pourtant comme si objectif, — et partant ne peut être considérée comme d’une vérité objective. Là-dessus, la démonstration de Kant, en dépit de longueurs fatigantes et de répétitions, est excellente. Il soutient, avec raison, que nous ne pourrons jamais expliquer l’essence des corps organiques par des causes purement mécaniques, car c’est sous ce nom qu’il range toute action aveugle et nécessaire des lois générales de la nature. Cependant, il y a encore une lacune à signaler dans cette déduction. Kant ne conteste, en effet, la possibilité d’une telle explication qu’au point de vue de la finalité, et de la préméditation apparente qu’il y a dans les objets de la nature organique. Mais nous trouvons que là même où cette finalité ne se révèle pas, les principes d’explication applicables à un domaine de la nature ne sauraient y être transportés d’un autre ; dès que nous abordons un domaine nouveau, ces principes ne nous sont plus d’aucun secours ; des lois fondamentales d’un autre genre apparaissent, dont l’explication ne saurait être trouvée dans les lois du domaine précédent. Telles sont, en mécanique, les lois de la pesanteur, de la cohésion, de l’impénétrabilité, de l’élasticité, qui (indépendamment de mon explication de toutes les forces de la nature comme degrés inférieurs de l’objectivation de la volonté) sont les manifestations de forces, dont il n’y a pas à chercher plus loin l’explication ; ces lois elles-mêmes sont dans l’ordre des phénomènes mécaniques, le principe de toute explication, car l’explication se borne à les ramener aux forces susdites. Mais si nous abandonnons ce terrain pour celui de la chimie, de l’électricité, du magnétisme, de la cristallisation, ces principes dont nous parlions ne sont plus applicables, ces lois n’ont plus de sens, ces forces sont tenues en échec par d’autres et contredites par les phénomènes nouveaux dont nous nous occupons ; ceux-ci sont régis par des lois fondamentales, qui, comme les précédentes, sont originales et irréductibles, c’est-à-dire ne peuvent