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critique de la philosophie kantienne

du moins négatives, que l’on doit prescrire, les moyens d’exciter le plaisir esthétique, c’est-à-dire les conditions objectives requises pour cela, tel était presque exclusivement le thème de toutes les considérations sur l’art. Aristote avait inauguré cette méthode, et il a été suivi, jusqu’à ces derniers temps, par Home, Burke, Winkelmann, Lessing, Herder, etc. La généralité des principes que l’on trouva, ramena, il est vrai, en dernière analyse, les philosophes à considérer le sujet, et l’on remarqua que si l’on arrivait à connaître exactement l’effet produit sur le sujet par l’œuvre d’art, on pourrait déterminer a priori ce qui, dans cette œuvre d’art, en est la cause, seul moyen de donner à cette étude une certitude toute scientifique. Ce fut l’occasion d’une foule de considérations psychologiques, dont les plus importantes furent celles d’Alexandre Baumgarten, auteur d’une Esthétique générale du beau, dont le point de départ était le concept de perfection de la connaissance sensible, c’est-à-dire intuitive. Mais, avec ce concept, il renonce du même coup au point de vue subjectif pour aborder le point de vue objectif et toute la technique qui s’y rapporte. Ce devait être le mérite de Kant d’examiner d’une façon sérieuse et profonde l’excitation même, à la suite de laquelle, nous déclarons beau l’objet qui l’a produite, et d’essayer d’en déterminer les éléments et les conditions dans notre sensibilité même. Les recherches prirent dès lors une direction toute subjective. Cette voie était évidemment la bonne ; car, pour expliquer un phénomène donné dans son effet, on doit, si l’on veut déterminer absolument l’essence de sa cause, connaître d’abord exactement cet effet lui-même. Mais le mérite de Kant ne consiste guère qu’à avoir montré la voie, et laissé, dans ses recherches provisoires, un exemple de la façon dont il la faut parcourir. Car ce qu’il a donné ne peut être considéré comme une vérité objective, et comme un gain réel. Il a montré la méthode et ouvert la route, mais il a manqué le but.

Dans la critique du jugement esthétique, — il importe de le remarquer tout d’abord, — Kant conserve la méthode qui est particulière à toute sa philosophie, et que j’ai longuement étudiée plus haut : je veux dire qu’il part toujours de la connaissance abstraite, pour y chercher l’explication de la connaissance intuitive ; celle-là est une chambre obscure, où celle-ci vient se fixer à ses yeux et d’où il promène ses regards sur la réalité !

De même que, dans la Critique de la raison pure, les formes du jugement devaient lui permettre de se prononcer sur l’ensemble de notre connaissance intuitive ; de même, dans cette critique du jugement esthétique, il ne part point du beau lui-même, du beau intuitif et immédiat, mais du jugement formulé sur le beau, et qu’on appelle d’une expression fort laide, jugement de goût. C’est là son