Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 2, 1913.djvu/131

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
128
le monde comme volonté et comme représentation

simple négation. L’existence côte à côte a un sens tout analogue : nous ne sommes donc en présence que de négations et n’obtenons pas le concept positif que nous cherchons, si nous ne le connaissons déjà d’autre part. Dans le cours du livre se développent les vues les plus fausses, celle-ci par exemple que, dans l’état de nature, en dehors de l’État, il n’y a pas de droit de propriété, ce qui revient à dire que tout droit est positif et que le droit naturel se fonde sur le droit positif, tandis que c’est le contraire qui est vrai. Je signalerai encore son explication de l’acquisition légale par la prise de possession ; l’obligation morale d’instituer une constitution civile ; le fondement du droit pénal, toutes théories auxquelles je ne crois pas devoir consacrer, ainsi que je l’ai déjà dit, une réfutation spéciale. Cependant ces erreurs de Kant ont exercé une influence très funeste ; elles ont troublé et obscurci des vérités reconnues et énoncées depuis longtemps, provoqué des théories bizarres, beaucoup d’écrits et beaucoup de discussions. Sans doute ce désarroi ne saurait durer, et nous voyons déjà la vérité et le bon sens se frayer une nouvelle voie ; le Droit naturel de J.-C.-F. Meister témoigne surtout de ce retour au vrai, à l’inverse de tant de théories bizarres et contournées ; toutefois je ne considère pas ce livre comme un modèle de perfection achevée.


Il me sera permis, après tout ce qui précède, d’être très court sur la Critique du Jugement elle-même. Une chose surprenante, c’est que Kant, à qui l’art est resté fort étranger, qui, selon toute apparence, était peu fait pour sentir le beau, qui, sans doute, n’a même jamais eu l’occasion de voir une œuvre d’art digne de ce nom, qui enfin paraît n’avoir jamais connu Gœthe, le seul homme de son siècle et de son pays qui puisse aller de pair avec lui, — c’est, dis-je, une chose surprenante que Kant, malgré tout, ait pu rendre un si grand et durable service à la philosophie de l’art. Ce service consiste en ce que, dans toutes les considérations antérieures sur l’art et sur le beau, on n’envisageait jamais l’objet que du point de vue empirique, et qu’on recherchait, en s’appuyant sur des faits, quelle propriété distinguait tel objet déclaré beau d’un autre objet de la même espèce. Dans cette voie, on arrivait d’abord à des jugements particuliers pour s’élever peu à peu à de plus généraux. On s’efforçait de séparer ce qui est véritablement, authentiquement beau de ce qui ne l’est pas, d’établir les caractères auxquels on reconnaît cette beauté vraie, pour les ériger ensuite en règles. Le beau, et son contraire, et par conséquent ce qu’il faut s’efforcer de reproduire et d’éviter, les règles