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le monde comme volonté et comme représentation

On se trouve là en pleine méthode réaliste et dogmatique ; l’on y recourt à la preuve ontologique et à la preuve cosmologique ; l’on y spécule a priori sur l’origine et sur la perfection radicale du monde, à la lumière des vérités éternelles. — Si d’aventure on accorde que l’expérience donne un démenti formel à cette conception optimiste du monde, on signifie aussitôt à l’expérience qu’elle est incompétente et qu’elle doit se taire, quand la philosophie a priori a prononcé. — Avec Kant la philosophie critique entre en lutte ouverte contre cette méthode ; elle se propose comme principal problème de vérifier les vérités éternelles qui servaient de fondement à toute constructions dogmatique ; elle recherche leur origine et elle finit par la trouver dans le cerveau de l’homme. D’après elle, les vérités éternelles sont un produit de notre cerveau, elles procèdent des formes originales de l’entendement humain, formes qu’il porte en lui et dont il se sert pour concevoir un monde objectif. Le cerveau est en quelque sorte la carrière qui fournit les matériaux de cette téméraire construction dogmatique. Ainsi, pour arriver à ces résultats, la philosophie critique doit remonter par delà les vérités éternelles sur lesquelles jusqu’à présent le dogmatisme s’était appuyé ; ce sont les vérités éternelles elles-mêmes qu’elle met en question ; voilà pourquoi elle prend le nom de philosophie transcendantale. De cette philosophie il résulte encore que le monde objectif, tel que nous le connaissons, n’est point la chose en soi ; il n’en est qu’un phénomène, phénomène conditionné par ces mêmes formes qui résident a priori dans l’entendement humain, autrement dit dans le cerveau ; par suite, il ne peut contenir lui-même autre chose que des phénomènes.

Kant, il est vrai, n’est pas arrivé à découvrir l’identité du phénomène et du monde comme représentation d’une part, l’identité de la chose en soi et du monde comme volonté d’autre part. Mais il a fait voir que le monde phénoménal est conditionné par le sujet tout autant que par l’objet ; il a isolé les formes les plus générales du phénomène, c’est-à-dire de la représentation, et par le fait il a démontré que, pour connaître les formes mêmes, pour en embrasser toute la sphère d’application, l’on peut partir non seulement de l’objet, mais aussi du sujet ; car, entre l’objet et le sujet, elles jouent le rôle d’un véritable mur mitoyen ; et il en a conclu qu’en raison de ce mur l’on ne pénètre l’essence intime ni de l’objet ni du sujet, autrement dit que l’on ne connaît jamais l’essence du monde, la chose en soi.

Kant, ainsi que je vais le montrer, est arrivé à la chose en soi, non par une déduction exacte, mais par une inconséquence, inconséquence qui lui a valu de fréquentes et irréfutables objections dirigées contre cette partie capitale de sa doctrine. Il ne reconnais-