Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 2, 1913.djvu/126

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
123
critique de la philosophie kantienne

Kant en morale, qui est d’avoir affranchi l’éthique de tous les principes du monde de l’expérience, et surtout de toutes les théories du bonheur directes ou indirectes, d’avoir véritablement montré que le règne de la vertu n’est pas de ce monde. Ce mérite est d’autant plus grand que tous les anciens philosophes, à l’exception du seul Platon, à savoir les péripatéticiens, les stoïciens, les épicuriens, ont par des artifices fort différents tantôt cherché à établir la dépendance respective de la vertu et du bonheur au moyen du principe de raison, tantôt à les identifier au moyen du principe de contradiction. Le même reproche atteint les philosophes modernes antérieurs à Kant. Le mérite de ce dernier, à cet égard, est certainement très grand : cependant il n’est que juste de rappeler en regard que certaines parties de son exposition ne répondent pas à la tendance et à l’esprit de son éthique, et aussi qu’il n’est pas absolument le premier qui ait purifié la vertu de tout élément d’eudémonisme. Car déjà Platon, principalement dans la République, enseigne expressément que la vertu ne doit être adoptée que pour elle seule, même si le malheur et la honte devaient s’y associer irrémédiablement. Le christianisme prêche avec plus de force encore une vertu absolument désintéressée, qui ne doit pas être pratiquée en vue d’une récompense même dans une autre vie, mais tout à fait gratuitement, par amour pour Dieu ; car ce ne sont pas les œuvres qui justifient, c’est la foi seule qui accompagne, symptôme unique qui la révèle, la vertu. Qu’on lise Luther, De libertate christiana. Je ne veux pas faire entrer en ligne de compte les Indous ; leurs livres sacrés dépeignent partout l’espoir d’une récompense comme le chemin des ténèbres, qui ne conduira jamais au salut. La théorie de la vertu chez Kant n’atteint pas encore cette pureté : ou plutôt l’exposition est demeurée bien au-dessous de l’esprit, elle est quelquefois même diamétralement opposée. Dans la dissertation qui suit sur le « Souverain Bien », nous trouvons la vertu unie au bonheur. Le devoir originairement inconditionné postule pourtant à la fin une condition ; à vrai dire, c’est pour se débarrasser de la contradiction interne qui l’empêche de vivre. Le bonheur dans le Souverain Bien n’est pas précisément donné comme motif de la vertu : pourtant ce bonheur est là, comme un article secret, dont la présence ravale tout le reste à l’état de contrat illusoire : il n’est pas à proprement parler la récompense de la vertu, mais un pourboire, vers lequel la vertu, une fois le travail fini, tend en cachette la main. Pour s’en convaincre, qu’on consulte la Critique de la raison pratique (p. 223-266 de la 4e édit., p. 264-95 de l’édit. Rosenkr.). Cette même tendance se retrouve dans toute sa théologie morale : par celle-ci la morale se détruit elle-même. Car, je le répète, toute vertu pratiquée en vue d’une