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le monde comme volonté et comme représentation

hétérogènes, méconnaissant l’abîme profond, incommensurable qui les sépare à tous autres égards ! Admettons même — sans le reconnaître toutefois — que la connaissance de la valeur éthique de nos actions naisse d’un impératif qui se trouve en nous, d’un devoir inconditionné ; ce devoir ne sera-t-il pas essentiellement distinct de ces formes générales de la connaissance, qu’il montre dans la Critique de la raison pure comme nous étant connues a priori, et déterminant par conséquent d’une manière nécessaire toute expérience possible ? La différence entre cette nécessité des principes, qui fait que dans le sujet la forme de tout objet est déjà déterminée, et ce devoir de la moralité, est tellement évidente, qu’il n’est possible que par un tour de force de les assimiler à cause de leur caractère commun de connaissances non empiriques ; cette coïncidence n’est vraiment pas suffisante pour justifier philosophiquement l’identification de l’origine de ces deux pouvoirs.

D’ailleurs le berceau de cet enfant de la raison pratique, du devoir absolu ou impératif catégorique, se trouve, non pas dans la Critique de la raison pratique, mais déjà dans celle de la raison pure (p. 803, V. 830). L’enfantement est pénible et ne réussit que grâce à un « voilà pourquoi », qui comme un forceps se glisse avec audace, je dirais presque avec impudeur, entre deux propositions qui n’ont aucun rapport, pour établir entre elles une liaison de principe à conséquence. Kant part en effet de cette proposition, que nous ne sommes pas seulement déterminés par des motifs intuitifs mais aussi par des motifs abstraits, et voici comment il la formule : « Non seulement ce qui existe, c’est-à-dire ce qui affecte immédiatement les sens, détermine la volonté humaine ; mais nous avons le pouvoir de triompher des impressions exercées sur notre sensibilité par des représentations de ce qui, même d’une façon éloignée, nous est nuisible ou utile. Ces réflexions sur ce qui est désirable au point de vue de notre état tout entier, c’est-à-dire de ce qui est bon et utile, reposent sur la raison. » (Rien de plus juste. Si seulement il pouvait toujours parler ainsi de la raison !) « Voilà pourquoi celle-ci donne des lois qui sont des impératifs, c’est-à-dire des lois objectives de la liberté, qui disent ce qui doit se faire, bien que cela ne se fasse peut-être jamais ! » — C’est ainsi, et sans être autrement accrédité, que l’impératif catégorique s’élance d’un bond dans le monde, qu’il régira par son devoir inconditionné… sorte de spectre en bois. Car le concept de devoir a pour condition nécessaire la relation avec une peine dont on est menacé, ou une récompense promise ; il ne saurait s’en séparer sans perdre lui-même toute sa valeur : aussi un devoir inconditionné est-il une contraditio in adjecto. Je devais relever cette faute, bien qu’elle soit étroitement liée au grand mérite de