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le monde comme volonté et comme représentation

ne sont donc pas un bien sans maître, et y glisser un sens qu’ils n’ont pas eu jusqu’à présent, c’est introduire pour tout le monde la licence de donner à chaque mot le sens qu’on voudra, c’est amener une anarchie sans bornes. Déjà Locke a montré expressément qu’en philosophie la plupart des désaccords naissent du mauvais usage des mots. Pour s’en convaincre, qu’on jette un regard sur l’abus infâme qu’un tas de sophistes, vides de pensées, font aujourd’hui des mots « substance, conscience, vérité, » etc. Les explications et les assertions de tous les philosophes, dans tous les temps, à l’exception de ces dernières années, au sujet de la raison, ne s’accordent pas moins avec ma théorie que les concepts répandus parmi tous les peuples de ce privilège de l’homme. Qu’on voie ce que Platon, dans le VIe livre de la République, et en maints endroits épars, entend par λογιμον, par λογιστικον της ψυχης, ce que Cicéron dit dans le De nat. Deor., III, 26-34, ce que Leibniz et Locke en disent dans les passages déjà cités au Ier livre. Les citations n’en finiraient pas, si je voulais montrer que tous les philosophes avant Kant ont parlé de la raison tout à fait au sens où je l’entends, bien qu’ils n’en aient pas su expliquer l’essence avec toute la clarté et la précision désirables, en la ramenant à un trait unique. Ce qu’on entendait peu avant l’apparition de Kant par raison, on peut le voir par deux dissertations de Sulzer, qui se trouvent dans le premier volume de ses Mélanges philosophiques ; la première est intitulée : Analyse du concept de raison, l’autre : De l’influence réciproque de la raison et du langage. Si on compare ensuite la façon dont on parle aujourd’hui de la raison, grâce à cette erreur de Kant qui depuis a été grossie démesurément et a pris des proportions étonnantes, on sera forcé d’admettre que tous les sages de l’antiquité, que tous les philosophes antérieurs à Kant ont manqué de raison ; car les perceptions, les intuitions, les intellections, les pressentiments de la raison, phénomènes qu’on vient de découvrir, leur sont restés aussi étrangers que l’est pour nous le sixième sens des chauves-souris. Pour ma part, je dois avouer que lorsqu’on me parle de la raison qui perçoit immédiatement, qui conçoit ou qui voit d’une intuition intellectuelle l’Absolu et l’Infini, quand on m’entretient de toutes sortes de balivernes à ce sujet, je m’en rends compte dans mon ignorance à peu près comme du sixième sens de la chauve-souris. Mais ce qui sera l’éternel honneur de l’invention, ou si l’on préfère de la découverte de cette raison qui appréhende aussitôt tout ce qu’elle veut, c’est qu’elle est un expédient incomparable qui permet au philosophe de se tirer d’affaire le plus facilement du monde, lui-même et ses idées aussi fixes que favorites, en dépit de tous les Kant et de toutes les Critiques de la Raison. L’invention et l’accueil qu’elle a obtenu font honneur à notre temps.