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le monde comme volonté et comme représentation

du plan demandait une raison puissante, il fallait, pour l’exécuter, une raison, et une raison éminemment pratique, entièrement maîtresse d’elle-même ? — Ou bien, les préceptes que le prudent, conséquent, réfléchi et prévoyant Machiavel donne à son prince seraient-ils d’aventure déraisonnables ?[1]

De même que la malice et la raison font bon ménage, que celle-là ne devient vraiment féconde que par son alliance avec celle-ci, de même inversement la magnanimité se trouve parfois unie au manque de raison. Au nombre des actes généreux mais déraisonnables, nous pouvons compter la conduite de Coriolan qui, après avoir pendant des années employé toutes ses forces à se venger sur les Romains, se laissa attendrir, au bon moment, par les prières du Sénat et les larmes de sa mère et de son épouse, renonça à sa vengeance, et, excitant ainsi la colère légitime des Volsques, mourut pour ces Romains dont il avait connu l’ingratitude et qu’au prix de tant d’efforts il avait cherché à punir. — Enfin, pour être complets, disons que la raison s’associe souvent avec l’inintelligence. C’est le cas quand on adopte une maxime sotte, mais qu’on l’exécute avec logique. Un exemple de ce genre nous est fourni par la princesse Isabelle, fille de Philippe II, qui fit vœu de ne pas changer de chemise, avant qu’Ostende fût prise, et qui tint parole trois années durant. Tous les vœux rentrent d’ailleurs dans cette catégorie : ils ont leur source dans l’inintelligence, dans l’incapacité de comprendre la loi de causalité ; il n’en est pas moins raisonnable de remplir ces vœux, si on a été assez borné pour les faire.

C’est aussi d’après ces considérations que nous voyons encore les prédécesseurs immédiats de Kant opposer la conscience, siège des impulsions morales, à la raison : ainsi Rousseau dans le quatrième livre de l’Émile : « La raison nous trompe, mais la conscience ne trompe jamais » ; et un peu plus loin : « il est impossible d’expliquer par les conséquences de notre nature le principe immédiat de la conscience indépendamment de la raison même ». Plus loin encore : « Mes sentiments naturels parlaient pour l’intérêt commun, ma raison rapportait tout à moi… On a beau vouloir établir la vertu par la raison seule, quelle solide

  1. Disons à ce propos que le problème que se pose Machiavel, c’est de résoudre la question suivante : Comment un prince peut-il réussir, malgré les ennemis du dedans et du dehors, à garder à jamais son pouvoir ? Son problème n’a aucun rapport avec le problème moral, qui consiste à se demander, si un prince en tant qu’homme doit avoir une telle ambition, ou non ; il est purement politique : s’il veut garder ce pouvoir, comment y réussira-t-il ? Il résout cette question, absolument comme on pose les règles du jeu d’échecs ; il serait insensé de demander au théoricien de ce jeu de répondre à cette question : si la morale conseille d’y jouer. Il serait aussi illogique de reprocher à Machiavel l’immoralité de son écrit, que de reprocher à un prévôt d’armes de ne pas ouvrir son enseignement par une conférence contre le meurtre et l’homicide.