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critique de la philosophie kantienne

est présentée comme le modèle de toutes les vertus, qu’il a été le plus raisonnable des hommes, on considérerait cette façon de s’exprimer comme indigne et presque comme blasphématoire ; il en serait de même encore, si l’on disait que ses préceptes se bornent à donner les meilleures instructions pour mener une vie raisonnable. Lorsqu’un homme, conformément à ces préceptes, au lieu de songer à ses propres besoins futurs, ne cherche qu’à soulager la misère actuelle des autres, sans aucune arrière-pensée ; quand cet homme va jusqu’à donner aux pauvres tout son avoir, puis, dépouillé de tout, sans ressources, va prêchant aux autres la vertu qu’il a pratiquée lui-même, tout le monde s’incline devant une telle conduite et l’honore ; mais qui oserait la célébrer, en disant que c’est là le comble du raisonnable ? — Qualifiera-t-on de raisonnable, si on veut en faire l’éloge, l’action héroïque d’Arnold Winkelried qui, avec une grandeur d’âme surhumaine, réunissant en un faisceau, les lances ennemies les dirigea sur son propre corps, pour assurer le salut et la victoire de ses compatriotes ? — Au contraire quand nous voyons un homme uniquement préoccupé, depuis sa jeunesse, de se faire une existence libre de soucis, de trouver le moyen d’entretenir femme et enfants, d’acquérir auprès des gens une bonne réputation, de se procurer des honneurs extérieurs et des distinctions, sans qu’il se laisse jamais détourner du but par le charme de jouissances actuelles, par la tentation de braver la superbe des puissants, par le désir de venger des offenses subies ou des humiliations imméritées, par l’attraction d’occupations esthétiques ou philosophiques désintéressées, par le plaisir de visiter des contrées remarquables ; quand il travaille, au contraire, avec une persistance et une logique infatigables, à réaliser la fin qu’il poursuit, oserons-nous nier qu’un tel philistin ne soit démesurément raisonnable, même alors qu’il se sera permis quelques moyens, peu louables, mais exempts de danger ? Bien plus : lorsqu’un scélérat, grâce à des artifices prémédités, à un plan longuement élaboré, acquiert richesses, honneurs, des trônes mêmes et des couronnes, qu’il circonvient ensuite avec une perfidie subtile les États voisins, s’en rend successivement maître et devient ainsi le conquérant du monde, sans qu’aucune considération de droit ou d’humanité l’arrête ; quand, avec une rigoureuse logique, il foule aux pieds et écrase tout ce qui s’oppose à son plan, quand il précipite des millions d’hommes dans des infortunes de toute sorte, quand il gaspille leur sang et leur vie, n’oubliant jamais de récompenser royalement et de protéger toujours ses adhérents et ses auxiliaires ; quand, n’ayant négligé aucune circonstance, il est enfin parvenu au but : ne voit-on pas qu’un tel homme a dû procéder d’une manière extrêmement raisonnable, que, si la conception