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le monde comme volonté et comme représentation

simple et pensante, loin de servir les vérités que Cabanis a si bien exposées, ou les découvertes de Flourens, de Marshall Hall ou de Ch. Bell, n’eût pas été pour elle le plus gênant obstacle. Kant lui-même n’a-t-il pas dit (Prolégomènes, § 4) « que les Idées de la raison sont contraires et défavorables aux maximes de la connaissance rationnelle de la Nature » ?

Ce n’est pas un des moindres mérites de Frédéric le Grand que, sous son gouvernement, ait pu se développer et se publier la Critique de la Raison pure. Sous tout autre gouvernement, une telle audace eût été difficilement permise à un professeur appointé. Le successeur immédiat du grand roi exigea de Kant la promesse de ne plus rien écrire.


J’aurais pu me dispenser de conserver à cette place la critique de la partie morale de la philosophie de Kant, puisque, vingt-deux ans après avoir écrit la critique qu’on va lire, j’en ai publié une plus développée et plus précise dans mon livre sur les « deux problèmes fondamentaux de l’Éthique ». Cependant j’ai dû la reproduire, telle qu’elle se trouvait dans la première édition, pour que mon volume ne fût pas incomplet ; et d’ailleurs elle peut servir de préface à cette critique ultérieure, beaucoup plus nette, à laquelle je renvoie le lecteur pour les questions essentielles.

Toujours en vertu de cet amour, dont nous avons parlé, pour la symétrie architectonique, la raison théorétique devait avoir un pendant. L’intellectus practicus de la scolastique, qui dérive du νους πρακτικος d’Aristote (De anima, III, 10, et Polit., VII, c. 44 : ο μεν γαρ πρακτικος εστι λογος, ο δε θεωρητικος), fournissait le terme. Cependant, tandis que chez les scolastiques il désigne la raison employée à des combinaisons pratiques, ici la raison pratique est posée comme source et origine de la valeur morale indéniable des actions humaines, comme source de toute vertu, de toute grandeur d’âme, de tout degré de sainteté auquel il est possible d’atteindre. Tout cela procède uniquement de la raison et n’exige qu’elle.

Agir raisonnablement, ou agir vertueusement, noblement, saintement, reviendrait au même : agir par égoïsme, avec méchanceté, mal agir, ce serait agir déraisonnablement. Cependant tous les temps, tous les peuples, toutes les langues ont profondément distingué ces deux choses, et aujourd’hui encore tout ceux qui ne connaissent pas la langue nouvelle, c’est-à-dire le monde entier, à l’exception d’un petit tas de savants allemands, les tiennent pour essentiellement différentes : pour tous une conduite vertueuse, et un système de vie raisonnable sont deux choses absolument différentes. Si on disait du sublime auteur de la religion chrétienne, dont la vie nous