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critique de la philosophie kantienne

générales ne naissent que par une abstraction de choses réelles, singulières, intuitivement connues, abstraction qui peut être poussée jusqu’à la notion souverainement générale, laquelle comprendra bien toutes choses sous elle, mais presque rien en elle. Ici Kant a littéralement renversé la marche de notre connaissance, et on pourrait lui reprocher d’avoir donné naissance à un charlatanisme philosophique, devenu célèbre de nos jours, qui, au lieu de voir dans les concepts des pensées abstraites des objets, donne au contraire aux concepts la priorité dans l’ordre du temps et ne voit dans les objets que des concepts concrets ; arlequinade philosophique qui a naturellement obtenu un succès énorme, lorsqu’elle fut portée sur les tréteaux.

Même si nous admettons que toute raison doive, ou du moins puisse, sans le secours d’aucune révélation, arriver jusqu’à la notion de Dieu, cela n’est possible que si cette raison prend pour guide la loi de causalité. Chose tellement évidente qu’elle n’a pas besoin de démonstration. Aussi Chr. Wolf (Cosmologia generalis, praef., p. 1) dit-il : « Sane in theologia naturali existentiam Numinis e principiis cosmologicis demonstramus. Contingentia universi et ordinis naturæ, una cum impossibilitate casus, sunt scala, per quam a mundo hoc adspectabili ad Deum ascenditur. » Et avant lui Leibnitz avait déjà dit du principe de causalité : « Sans ce grand principe nous ne pourrions jamais prouver l’existence de Dieu (Théod., § 44). » De même dans sa controverse avec Clarke, § 126 : « J’ose dire que sans ce grand principe on ne saurait venir à l’existence de Dieu ». Au contraire la pensée développée dans ce chapitre est tellement éloignée d’être une notion essentielle et nécessaire de la raison, qu’elle doit être plutôt considérée comme le chef-d’œuvre des produits monstrueux d’une époque, telle que le moyen âge, que des circonstances singulières poussèrent dans la voie des erreurs et des bizarreries les plus étranges, époque unique dans l’histoire et qui ne reviendra jamais. Sans doute cette scolastique, une fois arrivée au faîte de son développement, tira la démonstration principale de l’existence de Dieu du concept de l’ens realissimum, et ne se servit qu’accessoirement des autres preuves : mais ce n’est là qu’une méthode d’enseignement qui ne prouve rien pour l’origine de la théologie dans l’esprit humain. Kant a pris ici les procédés de la scolastique pour ceux de la raison, erreur où d’ailleurs il est souvent tombé. S’il était vrai que, conformément à des lois essentielles de la raison, l’Idée de Dieu sort d’un syllogisme disjonctif, sous forme de l’Idée de l’Être le plus réel, cette idée se serait bien rencontrée déjà chez les philosophes de l’antiquité : mais nulle part, chez aucun des anciens philosophes, on ne trouve trace de l’ens realissimum, bien que