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cipe de raison et conséquemment de toute nécessité, qu’elle est libre, je dis plus, qu’elle est toute-puissante. Sans doute cela n’est vrai que de la volonté en soi, et non pas de ses phénomènes, les individus, qui, en tant que manifestations phénoménales dans le temps de la volonté en soi, sont immuablement déterminés par cette dernière. Mais dans la conscience du commun des hommes, que la philosophie n’a pas épurée, la volonté est confondue avec ce qui n’en est que le phénomène, et l’on attribue à celui-ci ce qui n’appartient qu’à celle-là ; de là naît l’illusion de l’absolue liberté de l’individu. Aussi Spinosa dit-il avec raison que la pierre même qu’on lance se figurerait, si elle était consciente, voler spontanément. Car le fond en soi de la pierre c’est également la volonté une et libre, seulement la volonté, lorsqu’elle apparaît comme pierre, est absolument déterminée, comme dans toutes ses autres manifestations phénoménales. Mais toutes ces questions ont été suffisamment traitées dans les parties essentielles de ce livre.

Kant méconnaît cette naissance immédiate du concept de liberté dans toute conscience humaine, et en place (p. 533 ; V, 561) l’origine dans une spéculation fort subtile : la raison tendant toujours à l’inconditionnel, nous sommes amenés à hypostasier le concept de liberté, et cette idée transcendante de liberté est le fondement essentiel du concept pratique de liberté. Dans la Critique de la raison pratique (§ 6, et p. 185 de la 4e édit. ; p. 235 de celle de Rosenkranz), il déduit ce dernier concept d’une manière toute différente, en montrant que l’impératif catégorique le suppose : l’idée spéculative dont nous parlions plus haut ne serait que l’origine première du concept de liberté, auquel l’impératif catégorique donne véritablement son sens et son application. Ni l’une ni l’autre explication ne sont fondées. Car l’illusion d’une entière liberté individuelle dans la conduite de ses actes particuliers est surtout enracinée dans la conviction de l’homme ignorant et sans culture, qui n’a jamais réfléchi ; elle n’est donc pas fondée sur une spéculation. Ceux-là, au contraire, qui savent s’affranchir de cette illusion, ce sont les philosophes, surtout les plus profonds d’entre eux, et aussi les auteurs ecclésiastiques les plus réfléchis et les plus éclairés.

Il résulte de tout ceci que le concept de liberté ne saurait être tiré, par voie de conclusion, ni de l’idée spéculative d’une cause inconditionnée, ni d’un impératif catégorique qui la supposerait ; ce concept naît immédiatement de la conscience : car chacun de nous se reconnaît par elle comme volonté, c’est-à-dire comme quelque chose qui, étant en soi, ne relève pas du principe de raison, qui est indépendant de tout et dont tout dépend ; mais chacun de