Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 2, 1913.djvu/105

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
102
le monde comme volonté et comme représentation

attention, dans la Critique de la raison pure, les pages 536,537 (5e éd., pp. 564,565) ; j’invite en outre le lecteur à mettre en regard de ce passage l’introduction à la Critique du jugement[1], où Kant va jusqu’à dire : « Le concept de liberté peut représenter une chose en soi dans son objet — qui est la volonté —, mais non dans l’intuition ; au contraire le concept de nature peut représenter son objet dans l’intuition, mais non comme chose en soi ». Au sujet de la solution des antinomies, je recommande particulièrement la lecture du § 53 des Prolégomènes ; et après cela, que l’on me dise si tout le contenu de ce passage n’a pas l’air d’une énigme dont ma doctrine est le mot. Kant n’avait pas mené sa pensée jusqu’au bout ; j’ai simplement continué son œuvre. En conséquence, j’ai étendu à tout phénomène en général ce que Kant disait uniquement du phénomène humain, à savoir qu’il a pour essence en soi quelque chose d’absolument libre, c’est-à-dire une volonté. Quant à la fécondité de cette vue, lorsqu’on la combine avec la doctrine de Kant sur l’idéalité de l’espace, du temps et de la causalité, elle ressort assez de mon ouvrage.

Kant n’a fait nulle part de la chose en soi l’objet d’une analyse particulière, d’une déduction précise. Toutes les fois qu’il a besoin d’elle, il se la procure aussitôt par ce raisonnement, que l’expérience, c’est-à-dire le monde visible, doit avoir une raison, une cause intelligible, qui ne soit pas expérimentale et ne relève, par conséquent, d’aucune expérience possible. Il emploie ce raisonnement, après nous avoir répété sans cesse que l’application des catégories, conséquemment de celle de causalité, est bornée à l’expérience possible ; qu’elles sont de simples formes de l’entendement qui servent à épeler les phénomènes du monde sensible : qu’au-delà de ce monde elles n’ont aucune importance ; et c’est pourquoi il en interdit sévèrement l’application à toute chose située en deçà de l’expérience et condamne tous les dogmatismes antérieurs pour avoir violé cette loi. L’incroyable inconséquence que renferme ce procédé de Kant fut vite remarquée de ses premiers adversaires, et servit pour des attaques auxquelles sa philosophie ne pouvait pas résister. Sans doute, c’est tout à fait a priori et avant toute expérience que nous appliquons la loi de causalité aux modifications éprouvées par nos organes des sens : mais c’est justement pour cela que cette loi est d’origine subjective, comme nos sensations elles-mêmes, et ne conduit pas à la chose en soi. La vérité, c’est qu’en suivant la voie de la représentation on ne pourra jamais dépasser la représentation : elle est un tout fermé et ne possède pas en propre un fil qui puisse mener jusqu’à cette chose

  1. 3e éd., pp. 18,19 ; éd. Rosenkranz, p. 13.