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§ 70.


Maintenant que j’ai terminé tout cet exposé de ce que j’appelle la négation de la Volonté, peut-être pourrait-on croire qu’il est inconciliable avec mes considérations antérieures sur la nécessité inhérente à la motivation aussi bien qu’à toutes les autres expressions du principe de raison, nécessité en vertu de laquelle les motifs, comme toutes les causes, ne sont que des causes occasionnelles, aidant le caractère à développer son essence et à la manifester avec toute la rigueur d’une loi scientifique ; c’est également pour cette raison que je niais absolument la liberté en tant que liberum arbitrium indifferentiæ. Mais, bien loin de contredire cette première partie de mon étude, j’y fais appel. En vérité, la liberté proprement dite, c’est-à-dire l’état d’indépendance à l’endroit du principe de raison, n’appartient qu’à la chose en soi ; elle n’appartient point au phénomène, dont la forme essentielle est le principe de raison, élément même de la nécessité. Le seul cas où cette liberté devienne directement visible dans le monde des phénomènes, c’est lorsqu’elle met fin au phénomène lui-même ; et comme, malgré tout, le simple phénomène, en tant qu’anneau de la chaîne des causes, c’est-à-dire le corps vivant, continue d’exister dans le temps qui ne contient que des phénomènes, la volonté qui se manifeste par ce corps se trouve alors en contradiction avec lui, puisqu’elle nie ce qu’il affirme. Voici un exemple de cas de cette nature : les parties génitales, représentation visible de l’instinct de l’espèce, existent en pleine santé, et pourtant l’homme lui-même, au plus profond de son être, ne veut plus donner satisfaction à l’espèce : tout le corps est l’expression visible du vouloir-vivre, et cependant les motifs qui correspondent à ce vouloir demeurent sans effet ; disons plus, la dissolution du corps, la fin de l’individu, c’est-à-dire les plus graves obstacles au vouloir naturel, sont souhaités et bienvenus. La contradiction entre ce que nous avons affirmé, d’une part, au sujet de la détermination nécessaire de la volonté par les motifs en raison du caractère et, d’autre part, au sujet de la possibilité de supprimer complètement le vouloir, ce qui réduirait les motifs à l’impuissance, cette contradiction, dis-je, n’est que la traduction, en termes philosophiques, de la contradiction réelle qui se produit lorsque la volonté en soi, volonté libre, volonté qui ne connaît aucune nécessité, intervient directement dans son phénomène qui est soumis à la nécessité.