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jusqu’à la mort par la faim, ou jusqu’à celle qu’on trouve en allant se jeter au-devant des crocodiles, en se précipitant de la roche sacrée du haut de l’Himalaya, ou en se faisant enterrer vivant, ou enfin en se plaçant sous les roues de l’immense chariot qui promène les statues des Dieux, parmi les chants, les cris de joie et les danses des bayadères. Et ces prescriptions, dont l’origine remonte à plus de quatre mille ans, sont encore observées aujourd’hui, si dégénéré que soit le peuple hindou[1]. Des préceptes observés si longtemps par un peuple qui compte des millions d’individus, imposant des sacrifices si lourds, ne peuvent pas être une fantaisie inventée à plaisir, mais ils doivent avoir leur racine dans le fond même de l’humanité. Ajoutons qu’on ne peut assez admirer l’accord qu’il y a entre la conduite d’un ascète chrétien ou d’un saint et celle d’un Hindou, lorsqu’on lit leur biographie. A travers les dogmes les plus différents, au milieu de mœurs et de circonstances également étrangères les unes aux autres, c’est la même tendance, la même vie intérieure de part et d’autre. Les règles de conduite sont également identiques : ainsi, toutes nous parlent de la pauvreté absolue, qu’il faut pratiquer, et qui consiste à se dépouiller de tout ce qui, pour nous, peut devenir une source de consolations ou de jouissances mondaines, car tout cela fournit un aliment à la volonté, dont on se propose précisément l’immolation complète. D’autre part, chez les Hindous, dans les prescriptions de Fô, nous voyons qu’il est recommandé au saniasi, — lequel doit vivre sans maison ni bien, — de ne pas se coucher souvent sous le même arbre, afin de n’en pas concevoir pour lui quelque prédilection ou penchant. Les mystiques chrétiens et les philosophes du Védanta se rencontrent encore sur ce point, qu’ils considèrent le sage, arrivé à la perfection, comme affranchi des œuvres extérieures et des pratiques de la religion. Un tel accord, en des temps et chez des peuples si différents, montre bien qu’il n’y a pas simplement ici, comme le soutient la platitude optimiste, de la folie ou une aberration du sentiment, mais que c’est la manifestation d’un des côtés essentiels de la nature humaine, — manifestation d’autant plus rare, qu’elle est plus sublime.

Maintenant, j’ai indiqué les sources qui permettent de connaître

  1. Cf. par exemple : Oupnek’hat, studio Anquetil Duperron, II, 138, 144, 145, 146 ; — Mythologie des Hindous, par Mme Polier, II, 13, 14, 15, 16, 17 ; — Asiatisches Magazin de Klaproth, I : « Sur la religion de Fô ; » ibid. : « Boguat-Guita ou Dialogues entre Kreesbna et Argoon ; » dans le deuxième volume : « Moha i Mudgora ; » — puis Institutes of Hindu-law, or the Ordinances of Menu, from the sanskrit, by Wm Jones, traduit en allemand par Hüttner (1797), surtout chapitres VI et VII ; — enfin, plusieurs passages dans les Asiatic researches. (Dans les quarante dernières années, la littérature indienne s’est tellement multipliée en Europe, que si je voulais compléter aujourd’hui cette notice de la première édition, elle prendrait plusieurs pages.)