Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/355

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nuions à ne pas comprendre, nous recommençons le jeu des Danaïdes ; et nous voilà à poursuivre encore de nouveaux désirs :

Sed, dum abest quod avemus, id exsuperare videtur
Cætera ; post aliud, quum contigit illud, avemus ;
Et sitis æqua tenet vitaï semper hiantes[1].
____________________(Lucrèce, III, 1095.)


Et cela va toujours ainsi, à l’infini, à moins, chose plus rare, et qui déjà réclame quelque force de caractère, à moins que nous ne nous trouvions en face d’un désir que nous ne pouvons ni satisfaire ni abandonner : alors nous avons ce que nous cherchions, un objet que nous puissions en tout instant accuser, à la place de notre propre essence, d’être la source de nos misères ; dès lors, nous sommes en querelle avec notre destinée, mais réconciliés avec notre existence même, plus éloignés que jamais de reconnaître que cette existence même a pour essence la douleur, et qu’un vrai contentement est chose impossible. De toute cette suite de réflexions naît une humeur un peu mélancolique, l’air d’un homme qui vit avec un seul grand chagrin, et qui dès lors dédaigne le reste, petites douleurs et petits plaisirs : c’est déjà un état plus noble, que cette chasse perpétuelle à des fantômes toujours changeants, qui est l’occupation de la plupart.


§ 58.


La satisfaction, le bonheur, comme l’appellent les hommes, n’est au propre et dans son essence rien que de négatif ; en elle, rien de positif. Il n’y a pas de satisfaction qui d’elle-même et comme de son propre mouvement vienne à nous : il faut qu’elle soit la satisfaction d’un désir. Le désir, en effet, la privation, est la condition préliminaire de toute jouissance. Or avec la satisfaction cesse le désir, et par conséquent la jouissance aussi. Donc la satisfaction, le contentement, ne sauraient être qu’une délivrance à l’égard d’une douleur, d’un besoin : sous ce nom, il ne faut pas entendre en effet seulement la souffrance effective, visible, mais toute espèce de désir qui, par son importunité, trouble notre repos, et même cet ennui, qui tue, qui nous fait de l’existence un fardeau. — Maintenant, c’est une entreprise difficile d’obtenir, de conquérir un bien quelconque :

  1. Tant que l’objet de nos désirs est loin, il nous semble au-dessus de tout ; l’atteignons-nous, c’est un autre objet que nous souhaitons ; et la soif de vivre qui nous tient bouche béante est toujours égale à elle-même. »