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simplement le même effet qu’une voûte architecturale ; dans ce cas elle n’agit point sur nous par sa vraie grandeur, mais seulement par sa grandeur apparente. — Beaucoup d’objets de notre intuition provoquent le sentiment du sublime, par ce fait qu’en raison de leur grande étendue, de leur haute antiquité, de leur longue durée, nous nous sentons, en face d’eux, réduits à rien et nous nous absorbons malgré tout dans la jouissance de les contempler : à cette catégorie appartiennent les très hautes montagnes, les pyramides d’Égypte, les ruines colossales de l’antiquité.

Notre théorie du sublime s’applique également au domaine moral, particulièrement à ce qu’on appelle un caractère sublime. Ici encore le sublime résulte de ce que la volonté ne se laisse point atteindre par des objets qui semblaient destinés à l’ébranler, de ce qu’au contraire la connaissance conserve toujours le dessus. Un homme d’un pareil caractère considérera donc les hommes d’une manière purement objective, sans tenir compte des relations qu’ils peuvent avoir avec sa propre volonté ; il remarquera, par exemple, leurs vices, même leur haine ou leur injustice à son égard, sans être pour cela tenté de les détester à son tour ; il verra leur bonheur sans en concevoir d’envie ; il reconnaîtra leurs bonnes qualités, sans pourtant vouloir pénétrer plus avant dans leur commerce ; il comprendra la beauté des femmes, mais il ne les désirera point. Son bonheur ou son malheur personnels ne lui seront guère sensibles ; il ressemblera à Horatio, tel que le dépeint Hamlet :

_____________For thou hast been
As one, in suffering all, that suffers nothing ;
A man, that fortune’s buffets and rewards
Hast taken with equal thanks, etc.
_______________(A. 3, sc. 2)[1].

Car, dans le cours de sa propre existence, il considérera moins son sort individuel que celui de l’humanité en général : il sera capable de connaître plutôt que sujet à souffrir.


§ 40.


Puisque les contrastes s’éclairent réciproquement, il est opportun de remarquer ici que le contraire du sublime est quelque chose qu’au premier regard nous déclarons n’être point le sublime : c’est le

  1. Car tu n’as cessé d’être comme un homme qui, en souffrant tout, n’aurait rien souffert : tu as accepté d’une âme 6gale les coups et les bienfaits du sort, etc.