Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/152

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Nous au contraire, qui nous occupons non pas d’étiologie, mais de philosophie, c’est-à-dire d’une connaissance non relative, mais inconditionnelle de l’essence du monde, nous prenons le chemin opposé, nous partons de ce qui nous est le plus immédiatement et le plus complètement connu, de ce dont nous avons la plus intime conviction, et, par le phénomène le plus frappant, le plus significatif, le plus clair, nous voulons arriver à connaître le plus imparfait et le plus infime. Mon corps excepté, je ne connais qu’une des faces des objets, la représentation ; leur essence intime reste pour moi un profond secret, même lorsque je connais toutes les causes qui déterminent leurs modifications. C’est seulement par comparaison entre ce qui se passe en moi lorsque mon corps agit sous l’influence d’un motif et ce qui est l’essence intime des modifications accomplies en moi sous l’influence de causes extérieures, que je puis savoir comment les corps inanimés se modifient en vertu de causes, et saisir leur essence intime ; connaître la cause du phénomène ne m’apprend rien autre chose que la cause de sa manifestation, dans le temps et dans l’espace. Je le puis, parce que mon corps est l’unique objet dont je ne connaisse pas uniquement un des côtés, celui de la représentation ; j’en connais aussi le second qui est celui de la volonté. Au lieu donc de croire que je comprendrais mieux ma propre organisation, c’est-à-dire ma connaissance, ma volonté, mes mouvements volontaires, si je pouvais les ramener au mouvement déterminé par des causes, au moyen de l’électricité, de la chimie, de la mécanique, je dois, — en tant que je fais de la philosophie, et non de l’étiologie, — apprendre à connaître dans leur essence intime les mouvements les plus simples et les plus généraux du corps inorganique, que je vois enchaînés à une cause, et pour cela me reporter à mes propres mouvements volontaires ; de même je dois apprendre à voir, dans les forces inexplicables que manifestent tous les objets de la nature, quelque chose qui est identique en nature à ma volonté et qui n’en diffère que par le degré. Cela veut dire que la quatrième classe de représentations, définie dans mon exposé du principe de raison, doit nous servir de clef pour arriver à connaître l’essence intime de la première classe, et, grâce au principe de motivation, à comprendre le principe de causalité, dans son sens profond.

Spinoza dit (épître 62) qu’une pierre lancée par quelqu’un dans l’espace, si elle était douée de conscience, pourrait s’imaginer qu’elle ne fait en cela qu’obéir à sa volonté. Moi, j’ajoute que la pierre aurait raison. L’impulsion est pour elle ce qu’est pour moi le motif, et ce qui apparaît en elle comme cohésion, pesanteur, persévérance dans l’état donné, est par lui-même identique à ce que je reconnais en moi comme volonté, et que la pierre reconnaîtrait