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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

que les motifs les provoquent, on remarque la même constance qu’une loi de la nature imprime à ce qui lui obéit ; ainsi tous les actes doivent s’enchaîner en une série nécessaire. Déjà depuis longtemps les meilleurs esprits avaient remarqué cette immutabilité, cette stabilité indestructible qui appartient au caractère empirique de tout homme ; les autres seuls se figuraient qu’on peut, par de sages représentations, en lui faisant la morale, transformer le caractère d’un homme. Maintenant, cette remarque se trouve appuyée sur un principe rationnel, la philosophie l’accepte, et se trouve ainsi mise d’accord avec l’expérience ; elle n’a donc plus à rougir devant la sagesse populaire, qui depuis si longtemps avait exprimé cette vérité dans le proverbe espagnol : « Lo que entra con el capillo, sale con la mortaja. » (Ce qui vient avec le béguin du nourrisson, s’en va avec le linceul.) Ou encore : « Lo que en la leche se mama, en la mortaja se derrama. » (Ce qui se suce avec le lait, s’en va avec le suaire.)

Cette théorie de Kant, de la coexistence de la liberté avec la nécessité, est à mon sens la plus grande idée où l’homme, approfondissant les choses, soit parvenu. Cela et l’esthétique transcendantale, voilà les deux plus beaux diamants de la couronne glorieuse de Kant : ils ne s’obscurciront jamais. — À vrai dire Schelling, dans son Essai sur la Liberté, a bien pu, grâce à son style vivant, coloré, à sa clarté dans l’exposition, donner une paraphrase, plus saisissable pour beaucoup d’esprits, de cette théorie de Kant ; et je l’en louerais, s’il avait eu la loyauté de dire en même temps que ce qu’il nous offrait là, c’était la sagesse de Kant, et non, comme le croit encore une partie de ce public qui s’occupe de philosophie, sa propre sagesse.

Pour mieux comprendre cette doctrine de Kant, et par là-même l’essence de la liberté en général, il est bon de la rapprocher d’une vérité universelle, dont je trouve la formule la plus concise dans une des propositions favorites de l’École : « Operari sequitur esse[1] » ; en d’autres termes, dans le monde chaque

  1. « De l’être suit l’action. » (TR.)