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LA THÉORIE DE LA CONSCIENCE DANS KANT.

mystérieuses ténèbres de notre for intérieur, tout cela imprimerait à chacun une terreur, une religieuse épouvante, et suffirait à nous détourner d’avantages peu durables, passagers, qu’il nous faudrait goûter malgré la défense, et sous les menaces de cette puissance surnaturelle, si voisine de nous, si clairement manifestée, si redoutable. — Or, la réalité, la voici : en général la conscience n’a qu’un pouvoir bien faible, tellement que tous les peuples ont songé à lui donner pour aide, et parfois même pour remplaçante, la religion. Et d’ailleurs si la conscience était ce qu’on dit, jamais il ne serait venu à l’esprit de la Société Royale, de proposer la précédente question.

Mais considérons de plus près l’exposition de Kant : cette majesté imposante, il y arrive en représentant l’acte de l’homme qui se juge, sous une forme qu’il nous donne pour propre et essentielle à cet acte, et qui ne l’est nullement : on peut, il est vrai, se le représenter ainsi, mais on en peut faire autant pour toute autre méditation, même étrangère à l’idée morale, touchant ce que nous avons fait et que nous aurions pu faire autrement. Sans parler de la conscience évidemment faussée, artificielle, que produisent en nous les superstitions, et par exemple de celle de l’Hindou, qui lui reproche d’avoir été l’occasion de la mort d’une vache, ou de celle du Juif, qui lui rappelle telle pipe, fumée à la maison en un jour de Sabbath, et qui parfois peut s’exprimer ainsi, par accusation, plaidoirie, arrêt ; — bien souvent, quand on s’examine, sans aucune préoccupation morale, ou même avec une préoccupation plutôt immorale, l’examen peut aisément prendre cette forme-là. Ainsi, j’ai, par bon cœur, mais sans réflexion, répondu pour un ami ; le soir seulement, je mesure tout le poids de la responsabilité à laquelle je me suis exposé, et à combien peu il tient que je ne me trouve ainsi mis dans le plus grand embarras ; j’entends la voix prophétique de la sagesse antique : ἐγγύα, πάρα δ’ ἄτα[1] ! alors au-dedans de moi se pré-

  1. « Pour qui répond, Até (le malheur) n’est pas loin. » (TR.)