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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

ni portée ni sens. Ce sont là des choses trop claires pour qu’on insiste plus sur cette analyse. — Mais si ces deux définitions offensent la logique, voici qui offense la morale : c’est cette proposition (p. 65, R. 56), que les êtres sans raison (les bêtes par conséquent) sont des choses, doivent être traités comme des moyens qui ne sont pas en même temps des fins. D’accord en ce point avec lui-même, l’auteur, dans les Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu, § 16, dit expressément ceci : « L’homme ne saurait avoir d’obligation envers aucun être autre que l’homme ; » et § 17 : « La cruauté envers les bêtes est la violation d’un devoir de l’homme envers lui-même : elle émousse en l’homme la pitié pour les douleurs des bêtes, et par là affaiblit une disposition naturelle, de celles qui concourent le plus à l’accomplissement du devoir envers les autres hommes. » — Si donc l’homme doit compatir aux souffrances des bêtes, c’est pour s’exercer ; nous nous habituons sur elles, comme in anima vili, à éprouver la compassion envers nos semblables. Et moi, d’accord avec toute l’Asie, celle qui n’a pas été atteinte par l’Islam (c’est-à-dire par le judaïsme), je dis que de telles pensées sont odieuses et abominables. Ici encore on voit à plein ce que j’ai déjà montré, que cette morale philosophique n’est bien qu’une morale de théologiens, mais déguisée ; qu’elle est toute dépendante de la Bible. Comme la morale chrétienne (je reviendrai sur ce point) n’a pas un regard pour les animaux, dans la morale des philosophes aussi ils demeurent hors la loi : de simples « choses », des moyens bons à tout emploi, un je ne sais quoi, fait pour être disséqué vif, chassé à courre, sacrifié en des combats de taureaux et en des courses, fouetté à mort au timon d’un chariot de pierres qui ne veut pas s’ébranler. Fi ! la morale de Parias, de Tschandalas, et de Mlekhas[1] ! qui méconnaît l’éternelle essence, présente en tout ce qui a vie, l’essence qui, dans tout œil ouvert à la lumière du soleil, resplen-

  1. Termes de sanscrit : Tschandalas, caste où l’on choisissait les bourreaux ; les Tschandalas étaient généralement lépreux. Mlekhas ou Mletchhas, les étrangers, et par suite les barbares. (TR.)