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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

moins. Quant au titre de raisonnable, au contraire, on l’a de tout temps accordé à l’homme qui ne se guide pas sur des impressions de l’ordre intuitif, mais sur des pensées et des concepts, et qui doit à cela un air de supériorité, de conséquence, de réflexion dans sa manière de faire. Mais tout cela n’a rien à voir avec la justice ni avec la charité. Au contraire, un homme peut avoir une conduite fort raisonnable, donc réfléchie, circonspecte, conséquente, bien ordonnée, méthodique, tout en suivant les maximes les plus égoïstes, les plus injustes, enfin les plus perverses. Aussi personne avant Kant n’avait songé à identifier une action juste, vertueuse, noble avec une action raisonnable : on les a toujours bien distinguées, séparées. Dans l’un des cas on considère la façon dont l’acte est lié aux motifs, dans l’autre le caractère distinctif des maximes de l’individu. Kant est seul à dire que, comme la vertu doit venir de la seule raison, l’être vertueux et l’être raisonnable ne font pas deux ; cela au mépris de l’usage de toutes les langues, usage qui n’est pas un produit du hasard, mais bien de toutes les intelligences en ce qu’elles ont d’humain et par là de concordant. Raisonnable et vicieux sont mots qui peuvent fort bien aller ensemble : bien plus les deux choses unies fortifient l’agent pour le mal. De même la déraison et la générosité peuvent bien aller de pair : exemple, si je donne à un pauvre aujourd’hui ce dont j’aurai demain plus besoin que lui encore ; si je me laisse aller à prêter à un homme dans l’embarras une somme qu’attend un créancier ; semblables cas ne sont point rares.

Mais en somme, nous l’avons déjà dit, la raison se trouvait élevée à la dignité de principe unique de toute vertu, cela sur cette simple allégation, qu’en sa qualité de Raison pratique, elle édicte purement a priori, à titre d’oracles, des impératifs inconditionnels ; joignez-y cette explication erronée de la Raison théorique, dans la Critique de la Raison pure, qui en fait une faculté dirigée vers un certain Absolu, lequel se formule en trois prétendues Idées (il est vrai qu’au même moment, et a priori, l’entendement le déclare impossible) : — c’en était assez pour