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CHAPITRE II.

CRITIQUE DU FONDEMENT DE LA MORALE PROPOSÉ PAR KANT.

§ 3. — Vue d’ensemble du sujet.

Kant a bien mérité de la morale en un point : il l’a purifiée de tout souci du bonheur, de tout eudémonisme. L’Éthique des anciens était une doctrine du bonheur ; celle des modernes, le plus souvent, une doctrine du salut éternel. Les anciens voulaient établir l’identité de la vertu avec la félicité : mais c’était là comme deux figures qu’on avait beau tourner dans tous les sens, on n’arrivait pas à les faire coïncider. Quant aux modernes, ce n’était plus par un rapport d’identité, mais de causalité, qu’ils prétendaient les relier : il s’agissait de faire du bonheur une suite de la vertu ; mais ils ne surent jamais y parvenir qu’en supposant un monde différent de celui que nous pouvons connaître, ou bien en usant de sophisme. Parmi les anciens, il y a une exception unique, Platon : son éthique n’est pas intéressée, mais aussi tourne-t-elle au mysticisme. Quant à la morale des cyniques et des stoïciens, elle n’est qu’un eudémonisme d’une espèce à part. C’est ce que je pourrais montrer : les raisons ni les preuves à l’appui ne me manquent pas, mais bien la place, car il faut songer à ma tâche présente[1]. Pour les anciens, comme pour les modernes, donc, si l’on excepte Platon, la vertu n’était qu’un moyen

  1. Pour trouver un exposé complet de ces idées, voir le Monde comme volonté et comme représentation, 3e édition, vol. I, § 16, p. 103 sqq., et vol. II, chap. xvi, p. 166 sqq.