Page:Schopenhauer - Le Fondement de la morale, traduction Burdeau, 1879.djvu/23

Cette page a été validée par deux contributeurs.
11
COUP D’ŒIL RÉTROSPECTIF D’ENSEMBLE.

sières ; il s’y reposa donc : cela était juste et nécessaire. Mais d’être réduit à voir, sur cet oreiller qu’il a arrangé et qui depuis n’a cessé de s’élargir, se rouler à leur tour les ânes, cela est dur ; les ânes, je veux dire ces faiseurs d’abrégés que nous voyons tous les jours, avec cette tranquille assurance qui est le privilège des imbéciles, se figurer qu’ils ont fondé l’éthique, parce qu’ils ont fait appel à cette fameuse « loi morale » qui, dit-on, habite dans notre raison, et parce qu’après cela, avec leurs phrases embrouillées, qui ont l’air de traîner une queue de robe à leur suite, ils ont réussi à rendre inintelligibles les relations morales les plus claires et les plus simples : durant tout ce travail, bien entendu, pas une fois ils ne se sont demandé sérieusement si en réalité il y a bien une telle « loi morale », une sorte de Code de l’éthique gravé dans notre tête, dans notre sein, ou dans notre cœur. Aussi je l’avoue, c’est avec un plaisir tout particulier, que je me prépare à enlever à la morale ce large oreiller, et je déclare sans en faire mystère mon projet : c’est de montrer, dans la raison pratique et l’impératif catégorique de Kant, des hypothèses sans justification, sans fondement, de pures fantaisies ; de faire voir que la morale de Kant, elle aussi, manque de toute base solide ; et ainsi de rejeter l’éthique dans son ancien état, d’extrême perplexité. Elle y restera ; et alors seulement je procéderai à révéler le vrai principe moral propre à la nature humaine, qui a son fondement dans notre essence même, et dont l’efficacité est au-dessus du doute. Et voici la raison de mon procédé : ce principe ne nous offre pas une base aussi large que l’ancien oreiller ; aussi ceux qui s’y trouvent plus à leur aise et plus accoutumés, n’abandonneront pas leur vieux lit, qu’on ne leur ait fait voir clairement combien est miné le terrain sur lequel il repose.