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FONDEMENT MÉTAPHYSIQUE.

vit. Ainsi ce n’est pas quand nous supprimons toute barrière entre le moi et le non-moi que nous nous trompons ; c’est bien plutôt dans le cas contraire. Aussi cette dernière façon de voir, les Indous la nomment Maïa, c’est-à-dire apparence, illusion, fantasmagorie. L’autre, comme nous l’avons vu, fait le fond même du phénomène de la pitié : la pitié n’en est que la traduction en fait. Ce serait donc là la base métaphysique de la morale ; tout se réduirait à ceci : qu’un individu se reconnaîtrait, lui-même et son être propre, en un autre. Dès lors la sagesse pratique, la justice, la bonté, s’accorderaient enfin avec les doctrines les plus profondes où soit parvenue la sagesse théorique la plus avancée. Et le philosophe pratique, l’homme juste, bienfaisant, généreux, exprimerait par ses actes la même vérité qui est le résultat dernier des travaux du génie, des recherches laborieuses des philosophes théoriciens. Toutefois la vertu dépasse de beaucoup la sagesse théorique : celle-ci n’est jamais qu’une œuvre imparfaite, elle n’arrive à son but que par une route détournée, celle du raisonnement ; l’autre du premier pas s’y trouve portée. L’homme qui a la noblesse morale, quand le mérite intellectuel lui ferait défaut, révèlerait encore par ses actes une pensée, une sagesse, la plus profonde, la plus sublime : il fait rougir l’homme de talent et de savoir, si ce dernier, par sa conduite, laisse voir que la grande vérité est restée dans son cœur comme une étrangère.

« L’individuation est réelle, le « principium individuationis » et la distinction des individus telle qu’il l’établit, constitue l’ordre des choses en soi. Chaque individu est un être radicalement différent de tous les autres. Dans mon moi seul réside tout ce que j’ai d’être véritable ; tout le reste est non-moi et me reste étranger. » Voilà un jugement en faveur duquel protestent mes os et ma chair, qui sert de principe à tout égoïsme, et qui s’exprime en fait par tout acte dépourvu de charité, injuste ou malicieux.

« L’individuation est une pure apparence ; elle naît de l’espace