Page:Schopenhauer - Le Fondement de la morale, traduction Burdeau, 1879.djvu/196

Cette page a été validée par deux contributeurs.
184
LE FONDEMENT DE LA MORALE.

d’un tel caractère, nous le trouvons, à n’en pouvoir douter, en ceci : personne moins que lui ne fait une différence marquée entre soi-même et les autres. Aux yeux du méchant, cette différence est assez grande pour que la souffrance d’autrui, par elle-même, lui devienne une jouissance : et cette jouissance, il la recherche, dût-il ne trouver aucun avantage personnel à la chose, dût-il même en éprouver quelque dommage. Cette différence est encore assez grande aux yeux de l’égoïste, pour qu’il n’hésite pas, en vue d’un avantage même léger à conquérir, à se servir de la douleur des autres comme d’un moyen. Pour l’un et l’autre donc, entre le moi, qui a pour limites celles de leur propre personne, et le non-moi, qui enveloppe le reste de l’univers, il y a un large abîme, une différence fortement marquée : « Pereat mundus, dum ego salvus sim[1] », voilà leur maxime. Pour l’homme bon, au contraire, cette différence n’est point aussi grande ; même quand il accomplit ses actes de générosité, elle semble supprimée : il poursuit le bien d’autrui à ses propres dépens ; le moi d’un autre, il le traite à l’égal du sien même. Et enfin s’agit-il de sauver un grand nombre de ses semblables, il sacrifie totalement son propre moi ; l’individu donne sa vie pour le grand nombre.

Ici une question se pose : cette dernière façon de concevoir le rapport entre mon moi et celui d’autrui, qui est le principe de la conduite de l’homme bon, est-elle erronée, vient-elle d’une illusion ? Ou bien, l’erreur ne serait-elle pas plutôt dans l’idée contraire, dans celle qui sert de règle à l’égoïste et au méchant ?

La manière de voir qui est au fond celle de l’égoïste, est parfaitement juste, dans le domaine empirique. Au point de vue de l’expérience, la différence entre une personne et celle d’autrui paraît être absolue. Nous sommes divers quant à l’espace : cette diversité me sépare d’autrui, et par suite aussi, mon bien et mon mal de ceux d’autrui. — Mais d’abord, il faut le remarquer, la notion que nous avons de notre propre moi n’est pas de celles qui

  1. « Périsse l’univers, et que je sois sauvé ! » (TR.)