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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

Kant, dans sa théorie, pleine de grandeur, des deux caractères : le caractère empirique, qui est de l’ordre des phénomènes, et qui en conséquence se manifeste dans le temps et par une multiplicité d’actions ; puis, au fond, le caractère intelligible, c’est-à-dire, l’essence de cette même chose en soi, dont l’autre est simplement l’apparence : ce caractère intelligible échappe à l’espace et au temps, à la multiplicité et au changement. Ainsi, mais non pas autrement, peut s’expliquer cette rigidité, cette immutabilité étonnante des caractères, que la vie nous apprend à reconnaître, et qui est la réponse toujours irréfutable de la réalité, de l’expérience, aux prétentions d’une certaine éthique : j’entends celle qui croit améliorer les mœurs des hommes, et qui nous parle « progrès dans la vertu » ; tandis que, le fait le prouve assez, la vertu est en nous l’œuvre de la nature, non de la prédication. Si le caractère n’était, en sa qualité de chose primitive et immuable, incapable de s’améliorer par l’effet d’une connaissance plus vraie des choses ; si, tout au contraire, il fallait en croire cette plate morale, et attendre d’elle un perfectionnement des caractères, et par là « un progrès continu vers le bien », alors tant de religions avec leur appareil solennel, tant d’efforts faits par les moralistes auraient dû n’être pas en pure perte, et on devrait, du moins prendre la moyenne, trouver notablement plus de vertus dans moitié la plus âgée de l’humanité que dans la plus jeune. Or il n’y a pas trace d’une telle différence, et bien au contraire, si nous attendons quelque chose de bon, c’est plutôt des jeunes gens : quant aux hommes d’âge, la vie a dû les rendre pires. Sans doute, il peut arriver qu’un homme en vieillissant paraisse devenir meilleur, ou moins bon, qu’il ne fut dans sa jeunesse ; la cause en est facile à saisir : c’est qu’avec l’âge, l’intelligence mûrit et se corrige en mille choses, aussi le caractère se dégage-t-il peu à peu et devient-il de plus en plus clair ; la jeunesse avec son ignorance, ses erreurs, ses chimères, était exposée aux séductions de certains motifs faux, tandis que les véritables lui échappaient : c’est ce que j’ai exposé, dans le précédent Essai, pp. 50 ss., au