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CONFIRMATION DU FONDEMENT DE LA MORALE.

la cruauté est précisément le contraire de la pitié. Venons-nous à apprendre quelque acte de cruauté, comme est celui-ci, dont les journaux viennent de nous apporter la nouvelle, d’une mère qui a tué son petit garçon, un enfant de cinq ans, en lui versant dans le gosier de l’huile bouillante, et son autre enfant, plus petit encore, en l’enterrant tout vif ; ou cet autre, qu’on nous annonce d’Alger : une dispute suivie de rixe entre un Espagnol et un Algérien, et où celui-ci ayant eu le dessus, brisa à son adversaire la mâchoire inférieure, la lui arracha net, et s’en alla avec ce trophée, laissant là l’autre qui vivait encore ; — aussitôt nous voilà saisis d’horreur ; nous nous écrions : « Comment peut-on faire de pareilles choses ? » Et quel est le sens de cette question ? Celui-ci peut-être : Comment peut-on redouter aussi peu les châtiments de la vie future ? — L’interprétation est difficile à admettre. — Ou bien celui-ci : Comment peut-on agir d’après une maxime aussi peu propre à devenir la loi générale de tous les êtres raisonnables ? — Pour cela, non. — Ou bien encore : Comment peut-on négliger à ce point sa propre perfection et celle d’autrui ? — Pas davantage. — Le sens vrai, le voici à n’en pas douter : Comment peut-on être à ce point sans pitié ? C’est donc quand une action s’écarte extrêmement de la pitié, qu’elle porte comme un stigmate le caractère d’une chose moralement condamnable, méprisable. La pitié est par excellence le ressort de la moralité.

3. — Le principe de la morale, le ressort de la moralité, tel que je l’ai révélé, est le seul absolument auquel on puisse rendre cette justice, qu’il agit avec efficacité et même sur un domaine étendu. Personne ne voudrait en dire autant de tous les autres principes de morale proposés par les philosophes : ces principes consistent en des propositions abstraites, souvent même subtiles, sans autre fondement, qu’une combinaison artificielle des notions : c’est au point qu’ils ne sauraient s’appliquer à la vie pratique sans offrir quelque côté risible. Une bonne action qui aurait été inspirée par le seul principe moral de Kant, serait au fond