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SECONDE VERTU : LA CHARITÉ.

l’approbation, le respect, l’admiration, et enfin l’invitent à jeter sur lui-même un regard modeste, car ce dernier détail ne saurait être contesté. Mais qu’une action bienfaisante vienne à avoir quelque autre motif, elle ne peut désormais être qu’égoïste, si ce n’est même méchante. En effet, plus haut, nous avons divisé les principes de nos actions en trois genres premiers : égoïsme, méchanceté, pitié ; eh bien ! tout pareillement, les motifs qui mettent en mouvement les hommes, se ramènent à trois classes générales et supérieures : 1o le bien de l’agent ; 2o le mal d’autrui ; 3o le bien d’autrui. Si donc le motif d’une action bienfaisante n’est pas de la troisième classe, forcément il rentre dans la première ou la seconde. Il m’arrive souvent que ce soit dans celle-ci : ainsi quand je fais du bien à quelqu’un pour chagriner un autre homme à qui je ne fais pas de bien, ou pour lui rendre son fardeau plus pesant encore, ou quand c’est pour faire honte à un tiers, qui, lui, ne fait pas de bien à mon protégé ; ou enfin quand c’est pour humilier celui à qui j’accorde mon bienfait. Plus souvent encore le motif est de la première sorte : c’est ce qui arrive quand par une bonne action je poursuis, à travers des chemins plus ou moins longs et détournés, mon propre bien : ainsi quand je songe à part moi à quelque récompense à obtenir dans ce monde ou dans l’autre, à l’estime publique, au renom que je veux me faire, d’un noble cœur, aux services que pourra me rendre à son tour celui que j’aide aujourd’hui, ou du moins à l’utilité que je pourrai tirer de lui ; quand la pensée qui me pousse, c’est que la grandeur d’âme et la bienfaisance sont choses dont il est bon de maintenir le principe, parce qu’un jour je pourrais bien en profiter, moi aussi ; et d’une façon générale enfin, quand mon projet n’est pas ce projet, le seul tout objectif, de venir en aide aux autres, de les tirer de la misère et des soucis, de les délivrer de leurs souffrances : ce seul projet, sans rien de plus, sans rien à côté ! C’est en cela même, et en cela seul, que j’ai fait résider la vraie charité, cette caritas, ἀγάπη, que le christianisme a prêchée ; et le christianisme n’a pas de plus grand mérite, ni de plus propre à lui. Et