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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

sens de la Charité : ainsi chez Cicéron, de Finibus, v, 23 ; bien plus, chez Pythagore, s’il faut en croire Jamblique, De vita Pythagoræ, c. xxxiii[1]. C’est pour moi une obligation de déduire, au sens philosophique, cette vertu de mon principe.

Grâce à ce phénomène, dont j’ai montré la réalité, bien que la cause en soit toute mystérieuse, la pitié atteint un second degré : alors la souffrance d’autrui devient par elle-même, et sans intermédiaire, le motif de mes actes ; ce degré se distingue clairement du premier : les actes que la pitié inspire alors sont positifs ; la pitié ne se borne plus à m’empêcher de nuire aux autres, elle m’excite à les aider. Il y a ici deux facteurs : la part que je prends immédiatement au mal d’autrui avec plus ou moins de vivacité et d’émotion, puis la détresse du patient qui est plus ou moins grande et pressante : selon les variations de ces facteurs, le motif moral pur me décidera à me sacrifier dans une mesure correspondante pour remédier au besoin ou à la détresse de mon semblable. Je sacrifierai soit une partie de mes forces physiques ou morales, en les dépensent à son profit, soit mes biens, ma santé, ma liberté, ma vie même. La participation aux maux d’autrui, participation immédiate, qui n’est pas longuement raisonnée et qui n’en a pas besoin, voilà la seule source pure de toute charité, de la caritas, de l’ἀγάπη, de cette vertu qui a pour maxime : « omnes, quantum potes, juva », et d’où découlent tous ces actes que la morale nous prescrit sous le nom de devoirs de vertu, devoirs d’amour, devoirs imparfaits. Cette participation toute immédiate, instinctive même, aux souffrances dont pâtissent les autres, la compassion, la pitié, voilà l’unique principe d’où naissent ces actes, du moins quand ils ont une valeur morale, quand ils sont purs de tout égoïsme, quand, par là même, ils nous donnent ce contentement intérieur qu’on appelle une bonne conscience, une conscience satisfaite et qui nous approuve ; quand chez un simple témoin, ils produisent

  1. Témoignage d’une valeur médiocre, selon Zeller, La Philosophie des Grecs, I, p. 440, trad. de M. Boutroux. (TR.)